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Lódz 1997
Une version plus courte de ce texte a été publiée par Géo en février 2003 sous le titre «Lodz retrouve la mémoire». Le texte accompagnait un travail photographique singulier de Stéphane Duroy, à l'origine de la commande passée par le magazine à l'artiste puis à moi-même. Mes remerciements à Stéphane pour son aimable autorisation à publier ce choix de photographies (cliquer sur les images pour les agrandir).
Février 1978. Notre train a franchi depuis une petite heure la frontière qui sépare Allemagne de l'Est et Pologne. Installé à une table du wagon-restaurant « Wars » qu'on vient d'accrocher au convoi, j'engloutis mon petit déjeuner : une assiette de bigosz, mélange d'oignons, de choux frais et de choucroute longuement mijoté. Quelques étiques morceaux de lard tentent sans succès d'égayer le plat unique servi par la société d'État « Wars ». Malgré une carte fournie, j'ai dû en effet me rabattre sur les bigosz car, à chaque mets indiqué du doigt au serveur-cuisinier au moment de la commande, la même réponse résignée, « Niema » (il n'y en a pas), avait sanctionné mon choix. « Niema », le mot clé de la pénurie des années 70 et 80. L'odeur prégnante, un peu acide, qui se dégage des bigosz restera, avec celle de la fumée des infectes cigarettes « Popularny » et les vapeurs sulfureuses du charbon de chauffage, gravée dans ma mémoire comme le parfum de la Pologne communiste.
Un homme trapu d'une trentaine d'années s'assoit à ma table. Il est sourd-muet, il a envie de faire connaissance, à moins qu'il n'ait l'intention de m'acheter les précieux dollars qui donnent accès aux magasins « Pewex » où l'on trouve à peu près tout. En manière de présentation, l'homme exhibe son passeport. En retour, je lui tends le mien. L'homme me montre alors sa main et y dessine une croix, puis se signe : il est chrétien. Il me désigne du doigt. Le suis-je aussi ? J'hésite, réfléchis, me remémore ma communion solennelle, trace une croix conciliante sur ma paume. Un large sourire et un grognement viennent saluer notre appartenance commune à la fraternité chrétienne. L'homme trace alors un premier triangle équilatéral, pointe en haut, un deuxième, superposé, pointe en bas : l'étoile juive. Il me fixe, menaçant, et passe violemment sa main sur le cou, par deux fois. « Les Juifs, il faut les égorger ». Premier voyage en Pologne, première rencontre...L'implantation juive en Pologne a commencé dès le Moyen-Age…→
Août 1997, Lodz. Depuis 1990, les Polonais ont « choisi la liberté », comme la presse occidentale disait des Allemands de l'Est qui passaient le mur de Berlin avant sa chute. Ils ont choisi, surtout, la consommation, ce qui est bien compréhensible lorsqu'on sait les privations chroniques qu'ils subissaient hier. Téléphones portables, BMW, Mercedes, Safranes, Mac'dos, minijupes et shorts qui dévoilent les longues jambes bronzées de la jeunesse post-communiste, walkmans, rollers, skate-boards, sourires californiens d'éphèbes aux coupes soignées, magasins regorgeant de marchandises importées, bars et terrasses dégoulinant de musiques industrielles tonitruantes : illuminées a giorno jusque tard dans la nuit, les façades aux styles renaissance, gothique ou art nouveau des immeubles récemment rénovées de la rue Piotrkowska, l'artère principale (et partiellement piétonne) de Lodz sont le décor de ce défilé quotidien de vanités un tantinet vulgaires. J'ai cependant, aussi, compté pas moins de dix librairies sur un kilomètre de Piotrkowska. La libéralisation ne profite donc pas seulement aux marchands de jeans et de hamburgers. Dans la Pologne de cette fin de siècle, on peut écrire, publier et lire ce qu'on veut. Il y a dix ans, cette liberté de parole était impensable.
La ville a décidé de se donner un nouveau visage, celui de « la terre promise retrouvée », terre promise qu'avait créée au siècle dernier, ex nihilo, une poignée d'industriels juifs et allemands. L'appellation est empruntée au titre (ironique) du roman de Wladislaw Reymont (Prix Nobel de littérature 1927) qui y critiquait les effets néfastes et les illusions amenées par l'industrialisation et la course à l'argent du « Manchester polonais ».Malaise : j'ai la sensation d'être confronté à une scénographie cache misère. Derrière les façades repeintes de couleurs pastels (rose, crème, bleu pâle), s'étend une autre ville aux bâtiments lépreux, celle des ouvriers au chômage, des fonctionnaires sous-payés, des immenses complexes industriels obsolètes, abandonnés, des retraités qui touchent des pensions misérables, nouveaux pauvres d'un pays en pleine expansion, image inversée des nouveaux riches à la réussite arrogante et à la mémoire courte.
Mémoire ? Où sont passés les Juifs et les Allemands qui avaient fait de Lodz le premier centre textile d'Europe ? Ils ont donné au centre ville son visage architectural si particulier, sans doute unique au monde, avec leurs demeures princières, plus orgueilleuses les unes que les autres, les sculptures et moulures importées d'Allemagne qui ornent les façades de la Piotrkowska, les marbres italiens, les dorures et les bois précieux du Palais Poznanski, du nom du milliardaire juif qui l'a fait construire à l'entrée de son royaume industriel, l'actuel (et moribond) complexe textile « Poltex ». Qui se souvient d'eux ? Et comment ? Ne garde-t-on des Juifs que cette image de repoussoirs qui fait que les murs sont constellés de graffitis antisémites « Jude Raus ! » (les Juifs dehors, en allemand dans le texte), qui fait aussi que l'épithète le plus insultant est « Juif », à tel point que les supporters d'une équipe de football, pour provoquer ceux d'une autre, recouvrent leurs graffitis d'étoiles de David ? Il n'y a pratiquement plus de Juifs en Pologne, pourquoi cette haine perdure-t-elle ?Zbigniew Dominiak, rédacteur en chef de la revue littéraire « lodzienne » « Tygiel Kultury » (Culture du melting pot), me répond à propos des graffitis que j'ai lus sur les murs de la cage d'escalier qui conduit à la rédaction de « Tygiel » : « Il ne faut pas juger d'après les apparences. Je pourrais te renvoyer la balle en te questionnant sur Vichy, sur la rafle du Vel' d'hiv ou sur la torture en Algérie. Et le racisme en France ? Non, la majorité des habitants de cette ville n'est pas antisémite. Les jeunes qui écrivent ces graffitis n'ont même pas rencontré un Juif au cours de leur vie. Pour eux, c'est une insulte, c'est tout, ils n'en savent pas le sens. Ne juge pas trop vite, il est facile de donner des leçons de l'extérieur."
Zbigniew est un antiraciste convaincu. Il défend la politique de réconciliation de la ville avec son histoire menée par l'actuel maire de Lodz, Marek Czekalski, un ancien de Solidarnosc qui est passé par les geôles de Jaruzelski. En marge des actions de modernisation de la cité destinées à attirer les investisseurs étrangers (entre autres, Coca-Cola, Bosch et Gillette ont déjà installé des usines dans la périphérie), Marek Czekalski a créé un office de liaison avec la minuscule communauté juive de la ville et a œuvré pour qu'une convention de jumelage soit signée avec Tel Aviv. En 1998, des groupes de lycéens des deux « villes sœurs » se feront visiter mutuellement leur cité et leur pays. Expos, concerts, conférences sont au programme. L'ancien centre de la communauté juive, la « kahal », vient d'être restitué à ses derniers représentants, accompagné d'une subvention de 25.000 dollars pour sa restauration. L'immeuble est en piteux état et les 25.000 dollars seront insuffisants, mais la municipalité est pauvre.
Les bureaux et la cantine casher que la kahal occupe actuellement sont misérables. Quand vient le jour du sabbat, une dizaine de vieillards se retrouvent au rez-de-chaussée du centre dans une pièce humide aux murs rongés par le salpêtre. Une petite synagogue, lumineuse et confortable, rénovée grâce aux subsides de la fondation Estée Lauder, est pourtant à disposition, mais loin du centre. Elle n'est utilisée que pour les grandes fêtes. Il est sans doute plus commode pour ces vieillards dont beaucoup sont partiellement invalides de prier près du lieu où ils déjeunent. La plupart sont des hommes. Presque tous ont survécu à l'holocauste parce qu'ils ont fui vers la Russie au moment de l'invasion allemande ou bien parce qu'ils vivaient à l'époque sur le territoire de l'URSS. Leur vie et celle de leurs proches ont été une inexorable litanie d'exodes, de fuites, d'émigrations, d'incarcérations, de relégations, de persécutions, de dissimulation de leur origine, de pauvreté. Aucun, après la guerre, n'a donné d'éducation juive à ses enfants, soit parce qu'ils étaient athées, soit parce qu'il n'y avait plus ni Yeshiva (école religieuse), ni rabbin, soit pour éviter à leurs enfants de se sentir Juif, la condition par laquelle le malheur arrive. C'est le cas de l'un des membres de l'association, expert-comptable à la retraite, qui se décide, après moult résistance, à me parler de sa vie. Bien qu'une école yiddish ait fonctionné à Lodz jusque dans les années 60, il a refusé d'y envoyer ses filles, « pour leur éviter d'avoir des difficultés plus tard ». Malgré ses précautions, l'un d'elles a été contrainte de terminer ses études de biologie à l'étranger, suite à la campagne antisémite de 1968 du gouvernement Gomulka.
Le vieil homme a tenté d'émigrer en Israël, mais sa santé et celle de son épouse (résistante pendant la guerre) l'ont contraint à y renoncer. Il est conscient que la situation a changé depuis 1990, mais il reste sur ses gardes et ne croit pas à la sincérité de la politique de "réconciliation" de la mairie. Sur le pas de la porte, alors que nous nous saluons, il me retient un instant : « Je n'ai jamais donné d'interview. C'est un sujet délicat, vous savez, ne citez pas mon nom. Nous devons vivre ici. »
Le vieil homme a-t-il raison de douter de la sincérité des édiles ? Au premier abord, leurs actions m'avaient semblé pourtant louables, comme celle qui a débouché sur la toute récente création de la fondation M.I.L.F. (Monumentum Iudaicum Lodzense Foundation).
Initiative conjointe de la ville et de l'Association des anciens habitants de Lodz établis en Israël, la fondation a pour objectif majeur de rassembler des fonds (une convention de dotation annuelle est sur le point d'être signée avec la firme allemande Degussa qui, pendant la guerre, fondait l'or volé aux Juifs par les nazis) pour restaurer l'immense cimetière israélite de Lodz, à l'abandon depuis presque cinquante ans. La politique antisémite des gouvernements communistes et les profanations perpétrées sur les tombes (pour en récupérer le marbre ou pour chercher l'or qu'auraient avalé les Juifs (!!!) morts dans le ghetto) ont transformé le cimetière en une jungle désordonnée, où les pierres tombales renversées et les caveaux cambriolés donnent le frisson aux descendants des Juifs polonais qui viennent de très loin visiter la ville de leurs ancêtres. J'ai rencontré dans les allées du cimetière un petit groupe de ces descendants, des Argentins, atterrés par la présence presque palpable de la violence sacrilège et meurtrière qui s'est donné libre cours en ce lieu et dans la ville.
Subventionné par le conseil municipal, un ouvrage abondamment illustré retrace l'histoire du cimetière. Le livre est bilingue : anglais et polonais. La préface évoque « le tribut » à l'histoire de Lodz que représente la publication. D'autres publications, trilingues (polonais, anglais, allemand), sont à la disposition des visiteurs étrangers dans tous les hôtels et les principaux restaurants. Elles sont toutes destinées à séduire les investisseurs. Les gestes de réconciliation envers Israël et la communauté juive et la publication du livre ne feraient-ils pas partie de cette stratégie séductrice? Zbigniew Dominiak et Barbara Celler, jeune femme d'origine israélite chargée des relations avec la communauté juive, sont catégoriques : non, car ce choix politique est courageux. À preuve l'opposition féroce qu'a rencontré le maire (minoritaire) au sein de son conseil municipal lors de l'érection d'un monument aux victimes du ghetto financé par une fondation américaine. Le monument représente Moïse et a été édifié à l'emplacement de l'ancienne synagogue détruite en 1939 par les nazis.
Issu d'une famille catholique de Lodz, Pawel Spodankiewicz, sociologue et journaliste, s'est à tel point pris de passion pour l'histoire et les modes de vie de la communauté juive de sa ville avant l'holocauste qu'il a conduit une recherche de plusieurs années sur le sujet. L'ouvrage qui en résulte sera très prochainement publié en Pologne sous le titre « Le quartier disparu ». Ses investigations l'ont amené jusqu'à Tel Aviv, où il a recueilli les témoignages des rescapés de la Shoa nés à Lodz. Elles ont aussi porté ses pas devant le monument dédié aux victimes du ghetto un beau jour du mois d'avril dernier. Sur un banc installé face au monument, un vieillard se réchauffait les os dans la tiédeur timide des premiers rais du soleil printanier. Pawel demanda au vieillard ce que représentait le monument. « Moïse ! Vous ne le reconnaissez pas ? Ce sont les Juifs d'Amérique qui l'ont installé. Ah ! S'il n'y avait pas eu Hitler.... » . « S'il n'y avait pas eu Hitler... ? », s'enquit Pawel. « Ils nous auraient étouffés, ces Juifs... Enfin, ça nous a au moins permis d'avoir un banc pour prendre le soleil. »
Pawel est lui aussi convaincu de la bonne foi des autorités municipales (il a connu le maire en prison), beaucoup moins, à son grand regret, de la possibilité d'éradiquer l'antisémitisme de ses concitoyens. Une peur refoulée tant qu'a duré le régime communiste taraude leur esprit : le devenir des biens immobiliers qui appartenaient aux victimes de l'holocauste en est l'origine. Après la guerre, ces biens ont été nationalisés et distribués aux familles polonaises. Depuis 1990, une loi a été votée par la Diète qui préconise la restitution des bâtiments à usage publique aux héritiers des victimes. La loi qui, logiquement, devait suivre cette décision, a été bloquée par la majorité parlementaire. Elle concerne la destination des immeubles d'habitations. A la faveur d'une longue course en taxi, j'ai demandé au chauffeur, qui semblait s'intéresser à mon travail, ce qu'il en pensait. « S'ils votent cette loi, c'est grave. Il y a déjà une crise de logement. Où iront toutes les familles qui vivent dans les appartements des Juifs ? Ce n'est pas pour votre article que vous me posez ces questions, n'est-ce-pas ? Les Juifs, on sait ce qu'ils font : du commerce. Ils vont encore s'enrichir sur notre dos. Qu'ils restent où ils sont ! » Un peu plus tard, le taximan me déclare, comme si cela n'avait aucun rapport avec notre conversation précédente : « Quand même, grâce à Hitler, nous pouvons aller sur la Lune, c'est lui qui a inventé les premières fusées, les V2. » Cet Hitler qui n'avait pas fini son travail, en 1945. La littérature sur l'holocauste fourmille de récits qui content la manière dont les Juifs ont été accueillis dans leurs anciennes demeures à leur retour des camps. « Ah, bon, vous êtes là !? On vous croyait tous morts », leur assénaient les mines contrites des nouveaux occupants. Et de se voir fermement éconduits par ceux à qui l'État avait destiné les appartements d'importuns qui n'auraient pas dû survivre à la « désinfection ».
Pawel m'explique quelques unes des raisons qui font que la communauté juive est resté très refermée sur elle-même et qu'ainsi, peu de liens se sont créés avec le reste de la population. Si au siècle dernier, à Lodz, les Juifs pouvaient diriger des entreprises et acheter des biens immobiliers, ils n'avaient, jusqu'en 1862, le droit d'exercer leur profession et d'établir leur domicile en-dehors du quartier qui leur était réservé que s'ils abandonnaient leur traditionnel kaftan et leurs coiffures rituelles.
Beaucoup ne pouvaient s'y résoudre. Par ailleurs, dans les usines, le samedi était jour ouvrable, ce qui rendait le travail en manufacture infréquentable pour qui voulait respecter le sabbat. Les Israélites pauvres vivaient donc, entre eux, des métiers qui leur étaient traditionnellement réservés, le commerce et l'artisanat. Au fil des générations, quelques uns sont passés de l'échoppe du petit artisan solitaire à l'atelier pouvant regrouper de dix à vingt travailleurs. Parmi les productions de ces ateliers, la sous-traitance de pièces ou d'ouvrages délicats pour les grandes manufactures. Femmes et hommes exécutaient aussi des travaux à domicile, ce qui leur permettait de respecter le sabbat, quitte à travailler le dimanche.La mère de Solange Najman, protagoniste du troublant film documentaire « La mémoire est-elle soluble dans l'eau ? » réalisé par son fils Charles (1996), était l'une de ces travailleuses à domicile. Elle tissait des bas de soie naturelle. Solange habite Paris depuis 1946. Elle garde sur son bras la trace indélébile de son passage à Auschwitz. En 1939, elle avait vingt ans. Malgré cela, elle a peu de souvenirs de sa vie dans la Lodz d'avant-guerre. Comme c'est le cas pour beaucoup de survivants de la Shoa, le traumatisme du ghetto puis des camps de la mort a dressé un écran noir entre elle et son passé. Son père, orthopédiste, dirigeait un petit atelier d'une dizaine de travailleurs. "Nous étions relativement favorisés, au plan économique. » Solange se rappelle l'insouciance d'une jeunesse gâtée par des parents qui avaient connu les privations de l'époque de la première guerre : les après-midi de patinage au parc Helenow, les flirts innocents et les « five o'clock », thés dansants qu'elle organisait avec son frère pour permettre à leurs camarades garçons et filles de se rencontrer. Mais elle se rappelle aussi la peur du « Polonais saoul », perpétuellement armé d'un couteau enfilé dans sa botte, qui, s'il ne poignardait pas, hésitait rarement à passer à tabac un Juif isolé. À son retour à Lodz, en 1945, elle n'a même pas osé monter chez elle. Elle savait qu'elle serait mal reçue. Elle regrettera toute sa vie de ne pas avoir récupéré les diplômes d'orthopédiste de son père. Ses souvenirs, même s'ils sont en pointillé, confirment le récit de Pawel : ni Solange, ni son frère n'avaient d'amis catholiques.
Les Juifs "assimilationnistes" étaient, avant la guerre, conscients du danger que représentait la perpétuation d'une telle séparation entre des communautés qui bon an, mal an, vécurent cependant en bonne intelligence jusqu'à la guerre. Ils imaginèrent donc différentes initiatives pour briser le mur. L'une d'elles, sans doute la plus exemplaire, fut de permettre l'accès gratuit aux jeunes filles catholiques de l'école privée (mais laïque) Ozeskowa, entièrement financée par les membres influents de la communauté hébraïque. La guerre venue, le rêve « assimilationniste" (et tant d'autres rêves) s'écroulera pour faire place au cauchemar imaginé par les nazis. En 1939, un Juif dénoncé aux autorités rapportera trois kilos de sucre au délateur.Les parents d'Adam Szyper furent-ils dénoncés et enfermés dans le ghetto pour quelques kilos de sucre ? Je ne lui ai pas posé la question. Adam Szyper est poète, détenteur de trois passeports (polonais, israélien et américain), il vit huit mois de l'année dans le New-Jersey avec son épouse et sa fille et les quatre autres mois à Lodz où il a acheté un appartement il y a quelques années pour que sa mère y finisse ses jours.
Adam est né deux semaines après l'invasion de la Pologne par les Allemands, le médecin qui a accouché sa mère s'est suicidé peu de temps après pour échapper au ghetto. Dans le ghetto, le bébé a survécu grâce au lait en poudre que l'ancienne bonne (catholique) du couple Szyper leur faisait parvenir clandestinement. Les Allemands avaient besoin de son père, ingénieur mécanicien, la famille Szyper ne fut donc déportée à Auschwitz que neuf mois avant la fin de la guerre. Lorsque la libération arrive, Adam a cinq ans, il est l'un des dix enfants (sur dix mille) qui ont survécu au ghetto. Nous nous sommes rencontrés grâce à l'entremise de Zbigniew Dominiak, qui publie régulièrement ses poésies. Ce jour-là le temps était gris. Cela n'empêcha pas Adam de me faire remarquer, gaiement et galamment, la beauté des jeunes filles que nous croisions dans la rue. Notre entrevue a duré une dizaine d'heures.
Adam parle : « Primo Levi a dit qu'après Auschwitz, il n'était plus possible d'écrire de poésie. Moi, je pense que la vie est possible après Auschwitz, car nous vivons pour ceux qui sont morts. J'ai écrit à propos de mon père, décédé bien après la guerre, en Israël : « Même si tu es mort, ton cœur est vivant, dans mon cœur. » Je ne suis pas revenu dans cette ville parce que c'est le cimetière de mes ancêtres. Pour beaucoup de Juifs, surtout ceux qui se sont installés en Israël, la Pologne est le cimetière de leur peuple et les Polonais, les complices de leurs fossoyeurs.Ça les arrange, car ils revendiquent le titre de « champions du monde de la souffrance ». Je le croyais aussi, jusqu'au jour où une amie irlandaise a manqué rompre notre amitié après une conversation que nous avions eue. Elle m'avait raconté la terrible famine des années 1846-1848 qui avait tué un million d'Irlandais et contraint trois à quatre millions d'entre eux à émigrer. Je lui avais rétorqué : « Oui, c'est terrible, mais ce n'est rien à côté de ce que nous, nous avons souffert ». Ce soir-là, elle m'a quitté sans prononcer un mot, je l'avais blessée. Alors, j'ai compris qu'il nous fallait abandonner cette lubie d'être les « champions du monde ». (...)
Je veux donner une chance aux vivants, aux jeunes générations. Ma mère ne s'est jamais remise de la guerre. Elle était « victimisée », elle ressassait ses souffrances et les nôtres. Mon père, lui, ne parlait jamais de cette époque, il vivait pour aujourd'hui et pour demain. Se laisser manger par les souvenirs, c'est, pour moi, donner la victoire aux forces du mal. Il faut savoir que la nature humaine est profondément double et tenter de s'en accommoder pour en valoriser la partie la meilleure. Je vais t'en donner un exemple.
Lorsque nous sommes revenus à Lodz, après les camps, nous avons rendu visite à notre ancienne femme de ménage, celle qui m'avait sauvé la vie en apportant du lait en poudre tous les jours. Chez elle, il y avait une partie de notre mobilier et le tapis qui avait orné notre salon avant la guerre. Ma mère ne s'est souvenu que du tapis, moi du lait en poudre.
En 1957, nous avons dû quitter la Pologne pour Israël, car ma mère était terrorisée par la campagne antisémite du gouvernement. Là-bas, je me suis senti renaître. En entrant dans les brigades de choc de l'armée, j'ai retrouvé une dignité. J'ai apporté pour moi-même un démenti à cette blague polonaise antisémite « Que peut faire un Juif avec un pistolet ? Soit le vendre, soit l'acheter. » Mais je n'étais quand même pas à ma place. Je suis un vrai Juif errant, je ne pouvais oublier mes quelques années de bonheur en Pologne, mes amis. C'était plus fort que le souvenir des humiliations. Je n'avais pas été formé par la laideur stalinienne, la xénophobie, la grisaille, je ne croyais pas à la «nature antisémite » du Polonais, mais à la nature romantique et généreuse de la culture de ce pays. Alors, je suis parti aux USA, car je ne pouvais pas retourner en Pologne : on m'avait confisqué mon passeport. Pendant des années, j'y ai exercé la profession de réceptionniste dans différents hôtels. Ça me laissait du temps pour écrire ma poésie et je n'étais obligé de faire de courbettes à personne. Après le décès de mon père, ma mère me rejoignait quatre ou cinq mois par an en Amérique. Et puis, en 1989, elle est devenue complètement dépendante, il lui fallait des soins vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je n'avais pas assez d'argent pour lui payer une pension en maison de retraite à Haïfa. Elle ne voulait pas venir aux États-Unis et être un poids pour ma famille. Quelle solution restait-il ? J'ai eu une inspiration foudroyante : Lodz. J'y suis venu, me suis assuré auprès des amis que j'avais toujours gardé s'il était possible d'assurer une assistance permanente à ma mère. J'ai fait mes calculs, je pouvais me le permettre. Enfin, je lui ai demandé si elle était d'accord. Incroyable: elle l'était ! Je l'ai donc installée à Lodz. Elle a retrouvé des connaissances d'avant la guerre. Mes amis polonais, dont deux médecins, passaient régulièrement la voir. Après tant d'années vécues dans la peur et les ténèbres, ma mère ne se sentait plus persécutée, elle était revenue dans sa ville natale, et elle n'était pas seule. En 1993, elle est décédée. Elle est enterrée dans le cimetière juif de Lodz, où je serai moi-même enterré. Avoir ainsi accompagné ma mère jusqu'au bout, avoir réussi à lui faire vivre ses derniers instants comme une réconciliation avec le pays qui l'avait vu naître et où elle avait tant souffert m'a procuré une paix intérieure infinie. Mais j'avais pris le virus : je ne pouvais plus me passer de Lodz et de mes amis polonais. J'ai demandé à ma femme et à ma fille leur accord pour passer une partie de l'année ici car aux USA, j'étais seul, spirituellement et intellectuellement. A Lodz, aujourd'hui, je ne suis plus le petit Juif inculte obligé d'émigrer en Israël, la médiocrité de ma vie est oubliée et je suis vidé de toute amertume. On publie mes poésies, j'ai des amis qui appartiennent à l'élite intellectuelle de ce pays et aussi, j'ai trouvé une de mes raisons de vivre : apporter ma petite pierre à la construction du pont entre les Polonais et les Juifs. J'ai l'impression, sans doute illusoire, de suivre mon destin. »
Quel parcours que celui d'Adam Szyper, et quelle quête ! Avec quelques-uns de ses amis poètes et en compagnie d'un certain nombre de bouteilles de vodka, nous étirons jusqu'à l'aube, chaleureusement, ma dernière nuit à Lodz. Un train me ramène dans la matinée à Varsovie. Piotr, un ami que je n'ai pas vu depuis au moins cinq ans, m'attend à Warszawa Centralna. Nous avons une demi-journée devant nous pour nous raconter nos heurs et malheurs. J'accompagne Piotr au marché aux puces, un de ses lieux de prédilection. Je contemple d'un œil distrait les étals lorsque mon regard est attiré par un gros livre relié. C'est un exemplaire bilingue hébreu-allemand du Talmud de Babylone. Je feuillette l'ouvrage. A côté, sous une enveloppe plastique, des billets de banque frappés de l'étoile juive. Ce sont les "marks" qui servaient de monnaie d'échange dans le ghetto de Lodz. Le vendeur a plus de soixante ans, des cheveux mi-longs blancs qui dépassent d'une casquette à carreaux. Il taquine de la langue son dentier, le décollant et le recollant à son palais, un tic. Ça claque et ça chuinte. « Vous êtes intéressé par les trucs juifs ? Attendez, j'ai quelque chose qui va peut-être vous plaire. » Il fouille sous son étal et en ressort une boîte enveloppée dans un plastique transparent. C'est une gamelle, ces boîtes métalliques destinées à contenir le repas des ouvriers sur les chantiers ou à l'usine. La gamelle est en fer blanc décoré de dessins emboutis à la main. Les dessins représentent un paysage de campagne : des hirondelles virevoltant au-dessus d'une maison dont la cheminée fume. Devant la maison, un pré, une vache et une barrière. Sur le couvercle de la boîte, quatre noms : Sarah, Samuel, Jean, Éric. Au-dessous des noms : « Souvenir de Drancy. » L'homme fait de nouveau claquer son dentier. Il se tortille, reptilien : « J'ai encore d'autres trucs, je vais demander à ma femme. » Non, merci.Bonne chance, Pawel, Barbara, Zbigniew, Marek, Adam, bonne chance.