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Jean-Loup Trassard écrivain photographe :
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Cliquer sur les photos pour les agrandir La Mayenne a dédié l'année 2010 à l'écrivain photographe Jean-Loup Trassard, enfant et habitant du pays, auteur d'une trentaine de récits, essais et texte publiés chez Gallimard et au Temps qu'il fait. « L'un de nos plus grands stylistes », ainsi que l'a qualifié Thierry Guichard dans sa présentation de l'auteur invité des trente ans du Salon du Livre consacré cette année à la littérature française, il est aussi un photographe singulier. Difficile de parler du photographe Jean-Loup Trassard sans faire constamment référence à l'écrivain qu'il se veut avant tout : « La photo c'est pour m'amuser, c'est de la salade autour du rôti. Je suis un écrivain qui fait de la photo » (in Ouest France, le 25 mars 2010). Le créateur mayennais a fêté au mois d'août 2010 soixante dix-sept ans de présence sur sa terre de Saint-Hilaire du Maine. Jean-Loup Trassard se considère un piètre technicien en photographie. Or pour lui technique et savoir faire sont deux noblesses fondatrices du travail de l'artiste. D'où son rejet déclaré de l'identité de photographe. Contradiction, il publie très régulièrement1 ses photos accompagnées de textes et ses expositions font le bonheur des médiathèques en quête d'animations. Force est de constater que du fait même de cette « faiblesse » technique arborée, il réussit parfois mieux sa narration sur le créé dans ses œuvres photographiques, phrases ou paragraphes visuels, que dans ses œuvres écrites.
Texte et photographie : il réussit dans cette combinatoire idéale à dire en quelques phrases et une image ce qui dans ses récits plus amples pourrait parfois sembler délayé ou répétitif par excès de précision. Si l'on veut pousser plus loin, dans ses œuvres littéraires les plus ambitieuses, il ne fait pas confiance au lecteur - encore moins au critique ! -, a toujours peur d'être mal compris, pas entendu. Alors que tout ce qui n'est pas dit, organisé explicitement dans ses photos, tout ce qui échappe à sa volonté - son inquiétude - plasticienne, est présent à son corps défendant dans l'image et les textes courts qui l'accompagnent (ceux d'Images de la Terre Russe, de Les Derniers Paysans, du Voyageur à l'échelle) ou dans le jeu dialectique qui s'établit quasiment à son insu (il les écrit vite, parfois, ces textes qui doivent accompagner ses photos, presque avec dédain) entre la poésie et la figuration. Un jeu qui laisse au lecteur-contemplateur la liberté et la jouissance de faire des liens qui lui appartiennent en propre. Tant il est vrai que ce qui nous échappe est parfois meilleur que ce que nous avons longuement ourdi et que le rôti n'est pas forcément plus essentiel que la salade. Tant il est vrai aussi que l'image prise dans des décors « naturels », même s'ils sont mis en scène, contient par effet mécanique plus de réel que la phrase créée à la table de travail et qu'à travers cette image, ce n'est pas que nous qui nous exprimons, c'est en quelque sorte le réel lui-même. Plus loin encore, pour les travaux photographiques qui convoquent le passé comme Les derniers paysans ou Juste absente, ce sont plusieurs niveaux de réel qui sont mis au jour par un jeu d'effraction dans l'espace-temps. Les lieux et les objets photographiés ont leur propre histoire, ils sont chargés : soit, dans le cas de Les derniers paysans, qu'ils aient été (pavés usés par les sabots des chevaux, sol de basse-cour ou de cour de ferme abandonnée) le théâtre des travaux agricoles reconstitués avec des jouets d'enfance, soit dans le cas de Juste absente, qu'ils soient des objets fabriqués ou portés (robe du soir et escarpins) autrefois par l'absente évoquée, sa mère qu'il a perdue à l'âge de 11 ans (on pourrait ici parler d'invocation, comme pour une opération spirite).
Les séries Habité par un esprit de système qui lui a permis de poursuivre toute sa vie sans s'y perdre son travail au cœur de sa mémoire personnelle et de celle de son territoire, Jean-Loup Trassard a œuvré par séries, regroupées ensuite en des expositions bien différenciées de 20 à 50 photographies. Accompagnées de textes pas forcément en rapport direct (« pléonastique », pour reprendre les termes de l'auteur) avec leur contenu, la plupart ont fait l'objet de publications aux éditions Le temps qu'il fait. Trassard a jusqu'à présent toujours travaillé en lumière naturelle. Il a privilégié d'abord le noir et blanc, puis avec la série Les derniers paysans commencée en 1992, il inaugure un travail en couleur qu'on retrouvera dans les séries Juste Absente et Petits cailloux. La première de ces séries en noir et blanc est intitulée Territoire. Ce travail initié dans les années 1970 s'est étalé sur plus de vingt ans. C'est un ensemble de paysages, fruit de promenades régulières presque quotidiennes autour des champs et chemins creux de son domaine de Saint-Hilaire du Maine. C'est un prolongement de « l'exercice d'admiration » du bocage qu'il pratique dans ses écrits, un travail de composition géométrique et lumineuse, une méditation en mouvement et un dialogue avec une nature familière.
L'illusionniste et le magicien Bien que le monde de la sorcellerie et des gestes magiques de guérison, très vif encore en Mayenne, le rebute et l'effraie, Jean-Loup Trassard m'a plusieurs fois confié qu'il aurait aimé posséder un pouvoir. Voilà qui peut nous fournir un éclairage Précisons que Jean-Loup Trassard a nommée cette série Les derniers paysans car les activités qu'il y a mises en scènes avec ses jouets d'enfance sont celles d'une agriculture qui n'existe plus et qu'il n'a pas osé photographier pour les raisons évoquées plus haut. Les personnages miniatures sont devenus « les derniers paysans », les autres, les vrais, ayant disparu. Les textes courts qui accompagnent les photos traduisent toute la tendresse de l'auteur pour ce monde évanoui. Lui-même déclare s'être pris au jeu de la reconstitution : « je m'y croyais presque. »
Point de solution de continuité entre Les derniers paysans et Carnet d'un voyageur (photographies regroupées dans le livre Le voyageur à l'échelle, Le temps qu'il fait, 2006) : ses jouets de ferme remisés, Jean-Loup Trassard a poussé plus avant son désir de jouer avec l'illusion et les perspectives, le jeu d'échelle. Voici comment il décrit ce travail : « [Le voyageur à l'échelle] se compose, en noir et blanc, d’une suite de paysages très variés : ruine de temple maya, village au pied d’une falaise rocheuse, rivière avec barque, passerelle sur un torrent, pyramides effritées… Ces vues sont prises dans la nature mais une intervention, minimale et déterminante, qui fausse les dimensions, y fait paraître vaste ce qui ne l’est pas du tout. Évidemment, le stratagème et son humour ne doivent être révélés, ou confirmés, aux visiteurs qu’en dernier recours, au moment où leur vient un doute. »6
Dans le livre Le voyageur à l'échelle, Trassard invente un personnage, Hippolyte Deume, qui aurait pris ses photographies et rédigé les textes qui les accompagnent. Ironique avatar, faussaire de perspectives, inventeur de paysages, explorateur casanier, Hippolyte incarne la liberté du créateur. Au creux de ces textes et des clichés, et ici sans doute encore plus que dans d'autres séries, l'air de rien, Trassard nous montre du doigt son grand secret : la capacité qu'il a de laisser jaillir l'élan premier, le jeu fondateur -celui de l'enfant- qui aboutit à la création, cet instant où tout est possible, en germe, prêt à éclore, où l'on va se transporter et se transformer par l'exercice de l'art et de l'imagination. Les courts textes qui accompagnent les compositions photographiques du Voyageur à l'échelle sont une quintessence de l'art poétique de Trassard. Ainsi, magistrales, ces trois phrases qui accompagnent la première composition : « L'autre côté! Par delà toute image il existe un pays aux limites imprécises où l'étendue s'étire de façon différente. La plus légère barrière entourant un jardin donne envie d'explorer l'être sûrement nouveau que je serai, marchant de l'autre côté. » L'illusionniste s'essaie à la magie avec la série suivante intitulée Juste absente, ensemble de mises en scène des tentatives artistiques et créatives de sa mère, dont certaines, comme la poupée en laine de M. Dumollet à qui il manque les jambes, n'ont pu être achevées par « l'absente » car elle est tombée malade puis décédée, une perte dont l'enfant ne se remettra jamais.
En manière de conclusion, on pourra sourire avec un semblant de soulagement en regardant les images de la plus récente de ces séries, Petits cailloux, mises en scène apparemment drolatiques des jouets de sa prime enfance, eux aussi conservés. En vérité, une autre œuvre de remémoration où l'arpenteur Trassard mesure sa vie.
« Voilà donc ces plus chanceux ramenés au jour et, pour leur étonnante présence, promus sujets photographiques. Avec force chacun fait remonter vers aujourd’hui l’époque, si différente, qui fut celle du jeu. L’objet est exactement le même tandis que celui qui se trouve à nouveau devant lui sait que sa taille et son apparence ont beaucoup changé : ce petit gouffre mesure une vie. Se révèle donc l’autre pouvoir du jouet jadis aimé: grâce à lui ressurgit un temps qui aurait pu se noyer dans l’oubli, il le laisse voleter devant l’objectif. [...] ».8
Version augmentée de l'article paru dans 303/n°113/10-2011
Voir aussi
Notes : 3 : In Sous les nuages d'argent ( www.jeanlouptrassard.com, 2010). 6 : Présentation de l'exposition sur le site internet de l'auteur www.jeanlouptrassard.com (2010). 7 : Les photos n'ont ni titre ni légende. Lorsqu'elles sont exposées, un texte de présentation qui explique la démarche de l'auteur introduit l'ensemble. 8 : Petits cailloux (www.jeanlouptrassard.com, 2010).
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