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Écrivain et réalisateur, créateur d'expositions et d'événements

Margot la fée dans la vallée de Saulges

 

     
Carte postale 2 de la Grotte à Margot à Saulges

  

Essai publié dans le bel ouvrage  Habiter la terre en poète, recueil d'essais, entretiens et images édité à l'occasion des dix ans de la Fête de la Terre de Fontaine-Daniel (Mayenne). Une coédition Les CabanonsÉditions du Palais, septembre 2013.

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, il s'est perpétué dans la vallée de Saulges, en Mayenne, un culte à la fée Margot avec sacrifices d'animaux noirs et divination par un(e) voyant(e). Quelques documents contenant des descriptions de seconde main de ces pratiques nous sont parvenus. Souvent rédigés par des prêtres catholiques hostiles à ces coutumes qu'ils considéraient sataniques, ils nous transmettent une image caricaturale et tronquée des rites. Ils ont cependant l'immense mérite d'attester une forme de culte populaire rendu à une entité féminine dont on retrouvera des éléments très précis dans de nombreuses traditions, de l'Afrique du Nord au Bengale, voire au-delà... une découverte étonnante menée à bien grâce à une démarche d'anthropologie croisée partagée avec des initiées de la confrérie marocaine des Gnawa.

 

Habiter la Terre en poèteLivre Habiter la Terre en poète

 

 

Trésor de Margot la fée dans la vallée de Saulges

 

Une mémoire universelle en terre mayennaise

 

 

 

L'esprit de la vallée ne meurt pas.

Là réside la femelle obscure ;

dans l'huis de la femelle obscure

réside la racine de l'univers.

Subtil et ininterrompu, il paraît durer ;

sa fonction ne s'épuise jamais.

 

Lao-tseu, Tao-tö king, chapitre vi (traduction de Liou Kia-hway).

 

 

[Les grottes de Saulges] sont fameuses, moins par leur singularité que par le concours d’une multitude de pèlerins qui y abordent de toute part pour y consulter le devin. Tout ce que j’ai pu découvrir sur cette vieille superstition, c’est qu’une certaine fée qu’on nomme Margot tient son empire au fond de cette grotte, et distribue de l’argent à ceux qui viennent lui en demander, moyennant la redevance d’un agneau, d’une poule ou autre animal manducable, pourvu qu’il soit noir.

10 septembre 1706, Lettre de René Bouvet, conseiller au siège présidial du Mans. In Relation de Voyage.1

 

Margot, Morgane, Marjana, sainte Marguerite, Durga-Kali, femelle tour à tour obscure et lumineuse, gennia2, sorcière, déesse, fée, vouivre, une fonction qui ne s'épuise jamais, réceptive. Yin3.

Saint Céneré, Moulay Brahim, Sidi Ali, Sidi Moussa, Shiva, mâle lumineux, saint, divinité, une source qui ne s'épuise jamais, créateur. Yang.

 

 

 

Vallée de l'Erve, Saulges, Mayenne : un relief karstique très particulier, une végétation atypique à cette latitude − buxaie, chênes verts −, un canyon, des grottes et une habitation humaine très ancienne puisqu'il semble bien qu'on ait ici des traces de présence humaine (Homo Heidelbergensis) qui remontent au moins à 500 000 ans. Au fil des millénaires, nos ancêtres ont laissé quelques témoignages de leur passage. À côté des grands dessins4 de la grotte Mayenne-Sciences qui datent de plus de 20 000 ans, on a répertorié dans la grotte (ou cave) Margot une petite centaine de gravures de taille beaucoup plus modeste. Il faut un œil très aiguisé et très averti pour les voir, pour les lire. Les recherches de l'équipe du préhistorien Romain Pigeaud qui œuvre sur le site depuis plusieurs années ont permis de dater les plus anciennes gravures de Margot entre 23 000 et 29 000 ans avant le présent. Beaucoup plus récemment, jusqu'au milieu du xixe siècle, semble-t-il, il s'est perpétué dans la vallée un culte à la fée Margot avec sacrifices d'animaux noirs. Quelques documents contenant des descriptions de seconde main de ces pratiques nous sont parvenus. Souvent rédigés par des prêtres catholiques qui étaient hostiles à ces coutumes qu'ils jugeaient sataniques, ils nous transmettent une image caricaturale et tronquée des rites. Ils ont cependant, à mes yeux, le grand mérite d'attester une forme de culte populaire rendu à une entité féminine dont on retrouvera des éléments très précis dans de nombreuses traditions, de l'Afrique du Nord au Bengale, voire au-delà5.

 

Il vaut sans doute la peine de rappeler qu'en Europe, et tout particulièrement en France, l'Inquisition, l'Église, la culture dominante bourgeoise et urbaine puis l'hégémonie positiviste et son obsession pathologique de la preuve ont étouffé et travesti le patrimoine des mythologies populaires en contes et légendes dont très peu ont échappé à l'enfer réservé par ces idéologies aux superstitions et naïves crétineries de la glèbe. C'est la raison pour laquelle les travaux de quelques coriaces et opiniâtres luminaires des études folkloriques et mythologiques françaises comme Sébillot, Saint-Yves, Van Gennep ou Gaignebet n'ont jamais eu droit de cité dans l'université française. Quelques générations de folkloristes, ces ethnologues de l'intérieur, ont cependant réussi à rassembler une masse importante d'objets, de documents et de données sur les rituels, les coutumes, les patois, les techniques − agraires, artisanales, cynégétiques, etc. −, les légendes et, donc, les mythes les plus anciens de la terre française. Après le musée des Arts et Traditions populaires de Paris qui, faute de moyens sans doute, sommeilla quelques lustres avant sa fermeture définitive en 2005, le Mucem6 de Marseille sera le nouveau lieu où seront rassemblées ces collections. On ose espérer que le transfert permettra aux chercheurs d'exploiter ces irremplaçables témoins d'une pensée archaïque qui nous relie directement à l'aube du Néolithique, voire, d'après tout un courant actuel de l'archéologie, plus loin. Cette pensée est identifiable, résurgente et récurrente dans les croyances, les rites et les lieux de cultes populaires. Contrairement à une opinion répandue, il ne s'agit pas − ou pas seulement ou pas toujours − de réminiscences de cultes et de mythologies celtes ou franques ou indo-européennes, mais, vraisemblablement, d'un fond encore plus ancien. On serait même là dans ce que l'anthropologue Lévy-Bruhl identifiait comme la pensée primitive, une manière pratiquement universelle de se rapporter au monde des ancêtres et aux forces présentes dans certains lieux. D'où la citation du vénérable poète et maître taoïste Lao-tseu7 mise en exergue de cet article. Le fait que le poème antique évoque de manière si troublante pour moi − pour nous − la grotte à Margot et la vallée de l'Erve est certes déjà suffisant, mais on verra que les concepts taoïstes de yin et de yang, de lumineux et d'obscur, de féminin et de masculin sont très présents et agissants, opérationnels, à Saulges.

La fée Margot habite sans doute toujours la grotte, bien qu'on ne lui fasse plus de sacrifices. Au xviie et au xviiie siècles, d'après les textes évoqués plus haut, une « foule de gens » lui portait encore en offrande des chèvres, des moutons ou des poules noires et un devin y dispensait ses oracles. Ce culte à Margot se perpétuait en parallèle d'un autre culte, voué à saint Céneré celui-là, commencé au viie ou viiie siècle et toujours d'actualité. L'oratoire du saint est situé à moins d'un kilomètre de la grotte à Margot, en aval de la rivière Erve. Saint Céneré fut avec son frère Céneri8 parmi les premiers évangélisateurs du Maine. On a donc à un bout du canyon une présence païenne certainement très ancienne, Margot, et à l'autre bout un saint chrétien, saint Céneré : topographie sacrée.

Lorsque j'ai découvert le culte de saint Céneré et sa source, j'ai été tout de suite touché par le lieu et la qualité de la « présence » du saint en même temps que très intrigué par sa similitude avec des cultes maraboutiques que j'avais pu observer de près en Afrique du Nord et en Afrique noire. Mais le jour où j'ai pris connaissance des textes rapportant la légende de Margot, j'ai immédiatement fait le rapprochement avec des pratiques très communes du Maghreb jusqu'au Mashrek9, pratiques qui allient pèlerinages, rites d'incubation10 et circumambulations entre le mausolée d'un saint « lumineux » (avec source ou puits) et une grotte (avec éventuellement présence d'un devin ou d'une devineresse) où l'on sacrifie des animaux noirs (chèvres et poules) à une entité féminine tout à la fois bienveillante et dangereuse. Comment ne pas faire non plus le parallèle avec les dévotions à Kali et Shiva ? Mais j'anticipe un peu...

La légende aurait donc attribué à Margot le pouvoir de faire gagner ou trouver de l'or11 à ceux qui lui sacrifient un animal noir. Un jeudi de décembre 2012, je lui rendis visite avec une équipe de radio pour une émission sur la Mayenne des légendes. Soucieux de ne pas déranger les chauves-souris qui hibernent dans les fissures et les dentelles des concrétions calcaires, notre guide préféra ne pas allumer l'éclairage électrique de la grotte. Les faisceaux de nos lampes de poche ont alors accroché la pyrite qui constelle la pierre des parois. Ce fut comme une féerie de lumières, d'étoiles au firmament de Margot... l'or de Margot ? Une image offerte, que je n'aurais jamais su imaginer. Ce firmament de Margot au cœur de la terre revint me visiter les nuits suivantes. « Le plus profond de la terre est au firmament », ne cessais-je de me répéter.

Je ne pouvais pas ne pas me rappeler, d'abord, ce que m'avait dit quelques années auparavant une de mes guides sur le culte des génies gnawa12, culte sur lequel j'ai livré de nombreux témoignages écrits ou filmés. À l'occasion d'une de ses venues en France, je l'avais emmenée visiter Saulges. Elle m'avait alors confié que toute la zone était habitée par la gennia Aïcha, génie dont la couleur « alchimique »13 dominante est le noir, mais aussi, en revers, dame blanche qui apparaît de nuit aux voyageurs (bien connue dans la Sarthe toute proche et un peu partout en France). Pour ne pas prononcer son nom qui pourrait provoquer sa venue intempestive, on conte au Maroc ses innombrables légendes, faits et gestes, en la nommant Marjana (donc Morgane). Marjana est par ailleurs un des aspects d'Aïcha. Comme les dieux hindous, et comme nos saintes Vierges, les génies ont de multiples visages, facettes, apparences et attributions. Je ne pouvais pas non plus ne pas me rappeler les voiles très particuliers, sorte de brocart noir tramé de fils dorés ou argentés, dont on habille et couvre la tête des personnes qu'Aïcha visite lors des transes gnawa. Je me remémorais l'image − qui ne pouvait que s’imposer à moi − de mon initiatrice filmée de dos14, le voile étincelant posé sur la tête, quelques instants avant que l'on n'éteigne rituellement la lumière et qu'elle ne s'immisce de son piétinement toujours subtil dans la nuit d'Aïcha, Marjana, Margot15.

 

Étape par étape, Margot prenait une place d'importance dans mon univers. Je me rendais au Maroc quelques semaines plus tard pour le pèlerinage annuel des Gnawa près de Marrakech. Saisi par le désir impérieux de m'acquitter de ma dette à Margot16 pour la vision offerte dans sa grotte et désireux aussi de l'en remercier, je me rendais dans le souk el Mellah où mon premier guide gnawa, le regretté el Aïachi, avait l'habitude d'acheter les tissus dont on fait les voiles et les robes des génies. J'y dénichai immédiatement une pièce du tissu que j'avais « vu » dans mes rêves des jours précédents : trois mètres de brocart exactement semblable au firmament de Margot à Saulges avec ses reflets or, argent et arc-en-ciel. Je ne pouvais en acquérir plus car ce n’était qu’un coupon. On put cependant y tailler assez d'étoffe pour confectionner une chasuble à ma taille et un voile. J'achetai ensuite une chèvre noire, des olives noires, de l'huile d'olive, du henné pour faire une pâte, de la farine complète pour pétrir et cuire un pain noir, et on prépara le mélange d'encens qui convient à la gennia. Nous déposâmes les offrandes dans les midas17 de ma maisonnée gnawa, et la chèvre fut purifiée, orientée, sacrifiée. Puis, la deuxième nuit du bal des génies qui suivit les sacrifices, le maître de musique convoqua tour à tour tous les aspects de l'entité, depuis Aïcha Hamdouchia et Aïcha Soudania jusqu'à Aïcha M'Rabta18. Je les dansais tous. Les nuits suivantes, je me remémorai une visite advenue fin 2010 au temple de Kalighat de Calcutta où l'on sacrifie des chèvres noires à Kali la noire19, Kali qui a tant d'avatars, comme Aïcha. Je me remémorai aussi notre visite au temple Dakshineswar, un temple dédié à Kali et à Shiva auquel était attaché le saint emblématique de Calcutta, Ramakrishna. Après trois heures de queue en compagnie de quelques milliers d'Indiens étonnamment calmes, nous pûmes enfin nous approcher pour quelques secondes du saint des saints de Kali (saisis par la chaleur moite et la pénombre) puis de l'un des oratoires dédiés à Shiva (pénétrés par la fraîcheur lumineuse), avant de venir en compagnie des autres pèlerins nous tremper les pieds dans la rivière Hooghly et le regard dans la lumière orange du crépuscule (allégés par la sérénité).

J'ajouterai quelques détails qui m'ont convaincu de la pertinence de ces rapprochements entre Marjana/Aïcha, Kali et Margot. Comme Margot, qui est associée à saint Céneré, comme Kali, parèdre de Shiva, Aïcha est toujours associée dans tous les sanctuaires du Maghreb (les fameux « marabouts ») à un saint masculin 20 blanc, bleu ou vert 21, lumineux, ontologiquement phallique ; elle est toujours terrée dans une grotte, on lui fait toujours des sacrifices de poules noires ou de chèvres noires. Quant à saint Céneré dont je raconte plus loin la légende, il est surnommé « le petit saint qui pisse » et donne de « beaux petits gars frisés » aux fidèles qui lui demandent une progéniture. Les concrétions calcaires du conduit par où coule sa source forment un attribut phallique qui n'a rien à envier aux lingam de Shiva, naturels ou artificiels, que l'on trouve dans tous les temples dédiés à lui, dont bien entendu, ceux de Dakshineswar à Calcutta. Enfin, si la fontaine de saint Céneré est indubitablement ithyphallique, la fente qui mène à la cave Margot évoque une vulve, si l'on veut bien l'y voir.

 

Dans l'ouvrage Deux excursions au Pays de Saulges, Albert Grosse-Duperon rapporte cette légende à propos du saint qu'il a certainement recomposée à sa fantaisie, mais qui doit être, en partie au moins, exacte.

Un jour, [saint Céneré] se tenait devant son ermitage et gémissait, épuisé par les jeûnes, brûlé par la fièvre et l'ardeur de ses ulcères, presqu'expirant.

Une vieille femme, qui portait un vaisseau d'hydromel, passa dans un sentier voisin. Le saint lui dit :

« Femme, j'ai soif ; au nom du Christ, donne-moi quelques gouttes d'hydromel. »

La femme lui répondit par cette raillerie impie :

« Invoquez saint Méen, il vous guérira »... et elle s'en alla.

Une seconde femme, plus jeune, passa ensuite, chargée d'une manne contenant des rayons de miel sauvage.

« Femme, lui dit le saint, donne-moi un morceau de ces rais ; leur miel adoucira le feu qui dévore mes jambes. Pour l'amour de Dieu ! »

La femme lui fit cette question égoïste :

« Qui me rendrait ce que je vous donnerais ? », et elle s'en alla.

Survint une pauvre fille, dont la famille était restée païenne ; quelques lambeaux d'étoffe couvraient son corps ; une torsade de bleuets et de marjolaine couronnait sa tête. D'une main elle portait une petite mesure d'huile de noix et dans l'autre, elle tenait un bouquet. Elle entendit les gémissements du solitaire, s'approcha de lui et lui offrit ses services. Sérené22, la voyant si misérable, ne lui demanda rien, mais elle, elle versa spontanément son huile sur les plaies du vieillard et les pansa.

Il la laissa faire, puis lui dit :

« Cette huile est perdue pour toi. »

La jeune fille répondit :

« Mon père répète souvent qu'on doit soulager ceux qui peinent.

- Il parle comme un chrétien, ton père, où portais-tu cette huile ?

- J'allais faire une libation..., elle s'arrêta, confuse, pensant qu'elle pouvait choquer le solitaire, mais Sérené l'invita à continuer.

« J'allais, poursuivit-elle, faire une libation à Fantie, la fée verte du Pont-du-Gué, pour qu'elle ne me noie pas en hiver, pendant les grandes eaux, lorsque je vais à Saulges.

- Ce bouquet, qu'en veux-tu faire ?

- Ce sont des fougères, des églantines et des verveines, et aussi des pailles de mon lit. Ma mère dit qu'il faut les jeter dans le courant de l'eau, pour se marier promptement.

- Pauvre fille, et tu crois tout cela, mon enfant ?

- Certainement, les Chrétiennes font aussi de ces bouquets, qu'elles nomment des bouquets de Sainte-Marie, en y joignant de la paille de leur lit.

- Ce n'est que trop vrai ; il y en a de superstitieuses ; elles font mal. »

Et le saint regardait cette jeune fille, presqu'encore une enfant, sincère, naïve, croyante. Il leva les yeux au ciel et pria.

Il pleura, et ses larmes coulèrent sur sa poitrine, abondantes ; l'une d'elles tomba sur la poussière du sol battu où il était, l'humecta et s'étendit comme une goutte d'huile. Puis, tout à coup la terre se troua et il en sortit le jet de la source qui, depuis cette époque, n'a cessé d'alimenter l'ermitage de saint Sérené.

 

On retrouve dans ce récit des thèmes et des symboles communs à nombre de légendes : trois femmes représentant les trois âges de la vie ; du miel, doux, imputrescible, symbole d'éternité et d'incorruptibilité, mais aussi médicament ; un onguent naturel aussi, l'huile de noix. Les trois femmes ont le pouvoir de guérir. Une seule le fait, la jeune vierge. Mais le récit indique aussi qu'elle est en relation avec les esprits du lieu : elle venait faire une offrande à la fée verte du gué. Il est clair que la légende a été adaptée par Grosse-Duperon, mais cela n'est pas trop grave, car la force du mythe s'impose malgré les petits arrangements avec l'idéologie chrétienne pastorale et « rationaliste » typique du xixe siècle. D'après mes consœurs gnawa, les trois femmes sont toutes trois des avatars de Margot-Morgane, elles en incarnent les aspects tour à tour hostiles, agressifs ou bienveillants, sinon aimants. La « fée verte » du gué est un génie des eaux et la sainte Vierge de Lourdes dont une statue a été installée dans une grotte artificielle aménagée en-dessous de l'oratoire de Céneré est Mui Ma, entité maternelle et protectrice, bienveillante. Mais Mui Ma est aussi un des aspects d'Aïcha-Margot. Un des enseignements puissants de la légende est la complémentarité des deux principes qui sont indissociables : comme Shiva ne peut être sans Kali, Céneré ne peut survivre sans Margot qui le soigne, mais dans le même temps, Shiva bonifie Kali et tempère son ardeur qui peut être destructrice et Céneré « civilise » Margot sous son aspect de jeune fille païenne superstitieuse (et les pleurs de Céneré jaillissent pour faire un trou fécond dans la terre après que Margot l'a caressé/oint..., les psychanalystes prendront note). On retrouve cette même complémentarité à d'autres niveaux plus subtils encore dans les rapports entre les marabouts et leurs serviteurs et entre les génies.

Les Mayennais savent encore aller chez les guérisseurs lorsqu'ils se brûlent, se faire « passer le feu », comme on dit, mais ils ont, pour la plupart, oublié ce patrimoine légendaire. Le culte à Céneré est encore vivant et ses fidèles sont très attachés à leur saint, mais plus personne ne vient faire de sacrifice à Margot.

La découverte de cet universel au cœur de mon pays natal ne cesse de m'émerveiller et de m'intriguer. C'est de là que nous venons et de cela que nous sommes faits. Connaître et reconnaître ces légendes offre une opportunité pour se connaître soi-même. Voilà aussi qui nous rapproche de ces autres dont nous nous croyions si différents, qu'ils soient africains, moyen-orientaux, chinois ou indiens.

La grotte, ce sont les entrailles de la terre, c'est le lieu de contact avec les mondes infernaux, c'est une matrice et c'est aussi notre intérieur. Ses profondeurs obscures symbolisent aussi tout ce que nous ne connaissons pas, qui est immense. À Saulges, personne n'a encore exploré l'intégralité du réseau des cavernes et des boyaux. Les préhistoriens sont persuadés que d'autres grottes ornées sont encore à découvrir. Certaines seront toujours inaccessibles. Voilà qui illustre concrètement, c'est un truisme, l'impossibilité de connaître le monde en son entier et dans ses moindres recoins. Mais la grotte est aussi un lieu de méditation pour l'ermite, de prière, de contact, d'exploration, de découverte, d'apprentissage, de haute initiation car il marie le plus bas et le plus haut, un lieu où habitent des forces étranges, anciennes, qui font le lien entre ce monde-ci et un autre, illimité, inépuisable, infini, tout à la fois céleste et chtonien.

Pour être complet et éviter le risque de noyer le particulier dans un universel grisâtre et indéterminé, il faudrait bien sûr montrer aussi toutes les − enrichissantes et réjouissantes − différences entre les entités évoquées plus haut et entre les systèmes magico-religieux dans lesquels s'inscrivent leurs cultes, mais voilà qui dépasserait de loin mes compétences et nécessiterait un tout autre espace. Ces paroles du sage africain Hampaté Bâ23 me semblent cependant apporter un élément de réponse à quelques unes des questions posées par l'opposition entre similitudes et différences, au moins dans le domaine des religions :

« Lorsqu'une Vérité éternelle descend dans le plan humain − c'est-à-dire dans le monde de la multiplicité : multiplicité des races, des langages, des façons de comprendre, etc. − des différences extérieures apparaissent, et c'est inévitable. Il faut l'accepter comme une des conditions de la vie humaine, mais essayer de nous retrouver par-delà ces différences, sur ce qui est essentiel. [...]

La croyance en un Dieu suprême semble avoir toujours habité le cœur des hommes, et l'on en retrouve des échos dans toutes les traditions, même polythéistes. Il y est souvent question du "père des Dieux", ou du "Dieu des dieux", ou d'un "Dieu Suprême" trop éloigné pour qu'on s'adresse à lui... alors on s'adresse à des forces intermédiaires.Peut-être cette croyance est-elle comme l'écho, le reflet, de l'unité de l'origine des hommes ? Peut-être est-ce même un souvenir "pré-existentiel" ? »24

Mais si l'on veut être œcuménique jusqu'au bout et prendre aussi en compte qui ne croit pas à un dieu suprême ou est agnostique, ces forces intermédiaires ont-elles une quelconque réalité, un sens, peuvent-elles être un recours ? Un élément intéressant nous est fourni par une autre légende de la région de Saulges qui date des guerres qui opposèrent républicains bleus et royalistes blancs (les Chouans) après la Révolution. Il s'agit du destin et du martyrologe de la « sainte républicaine » Perrine Dugué, assez similaire à celui d'un avatar d'Aïcha appelé Aïcha Kandisha, esprit errant d'une héroïne légendaire de la résistance berbère du xvie siècle contre les envahisseurs portugais. L'héroïne berbère aurait été torturée et rendue folle par les soldats occupants. Depuis, comme la dame blanche sarthoise25, Aïcha Kandisha apparaît aux hommes la nuit, les attire et les perd. Mais elle peut aussi leur être très favorable et permettre des guérisons « miraculeuses ».

Lorsqu'elle passa de vie à trépas et devint « sainte », Perrine Dugué était une jeune fille de 19 ans, habitante d'une commune limitrophe de Saulges, Thorigné-en-Charnie. C'est sur le territoire de Thorigné que se trouve la grotte à Margot. Le 22 mars 1796, la jeune fille qui est de famille républicaine prend la route de Thorigné à Sainte-Suzanne pour rejoindre ses frères qui se sont enrôlés dans la garnison « bleue » de Sainte-Suzanne. Des Chouans l'arrêtent, la malmènent, tentent vraisemblablement d'abuser d'elle, « l’assassinent à coups de sabre et l’écrasent sous les sabots de leurs chevaux. Ils la laissent sur place où elle est retrouvée trente heures après, respirant encore, mais près de rendre le dernier soupir »26. On l'enterre sur les lieux-mêmes et « dans les mois qui suivent, la rumeur de la "sainteté" de Perrine Dugué et de ses pouvoirs de guérison, se répand. Les miracles qui sont attribués à "la sainte qu’on avait vu monter au ciel avec des ailes tricolores [sic] " déclenchent un véritable culte populaire, qui attire des milliers de pèlerins venus obtenir la guérison. »27

Un témoin de l'époque rapporte : « Depuis six mois, le patriotisme l’a mise au nombre des Saintes. Elle fait, disent-ils, tous les jours des miracles, si bien que c’est un concours de peuples qui vont sur sa fosse par troupes souvent de mille à quinze cents, de tous côtés ; ils y vont en voiture quelquefois par plus de vingt ou trente chargés de provisions et de gens estropiés, autant de cervelle que de corps. Ils portent tous des cierges, ils prennent de la terre et des dégoûts de la cire et font des boules, se frottent le corps avec, et se couchent sur la fosse ». « La terre était couverte de neige et la tombe était couverte de fleurs qu’on appelle chandeleur et la neige n’y était pas restée ». « En raison de cet afflux de pèlerins […] on construit pour elle une chapelle à proximité de la ferme de la Haute-Mancellière. Le culte décline alors aussi vite qu’il s’est développé. Cette chapelle existe toujours près de la route de Thorigné à Sainte-Suzanne. »28

 

Convaincu que dans un système d'interprétation traditionnel, on considérerait les deux « habitantes » de Thorigné-en-Charnie, Margot et Perrine, comme deux émanations ou deux véhicules d'une même entité, j'ai conté cette histoire à mes consœurs Gnawa. Elles m'ont sans hésitation aucune confirmé mon hypothèse et se sont encore une fois étonnées de tant de similitudes entre nos cultures. Mais elles m'ont aussi recommandé la plus grande prudence : on ne plaisante pas avec ces forces-là...

Paul Henri de Viton, « gardien » de l'oratoire, président de l'association des amis de saint Céneré parle ainsi du lieu et de son saint :

« Nous sommes dans un pays de loups, de forêts et d'ermites. Saint Céneré était italien, originaire de Spolète, en Ombrie. Il est venu se fixer ici au viie siècle. Cette source qu'il a fait jaillir ne s'est jamais tarie. Son eau a des vertus, beaucoup de personnes ont été guéries par cette eau, ont reçu des grâces, depuis toujours. Elle sort du rocher qui est juste derrière la chapelle. Jusqu'au milieu du xixe siècle, un appentis en bois recouvrait la source. En 1849, selon la volonté d'un de mes ancêtres, l'édifice a été reconstruit en maçonnerie et ceint de grilles qui étaient fermées le soir. Le lendemain du jour où les grilles ont été posées, des pèlerins les ont trouvées arrachées. On les a remises en place quelques temps après. Il se passe la même chose : le lendemain les grilles sont retrouvées à terre. Mon ancêtre décide de passer la nuit dans l'oratoire en compagnie d'un ami. Au milieu de la nuit, une bourrasque s'est levée et les grilles sont arrachées. Ils ont compris le sens de ce qui était arrivé : jusqu'à cette époque, le sanctuaire était accessible jour et nuit et en le fermant la nuit, cela empêchait les pèlerins de s'y rendre29. À partir de ce moment-là, l'oratoire est resté toujours ouvert, de jour comme de nuit. Les pèlerins peuvent donc venir à toute heure y puiser de l'eau et prier saint Céneré. On a moins de pèlerins qu'avant, mais on a quand même 15 000 à 20 000 personnes qui viennent tous les ans et ces derniers temps, leur nombre s'accroît de manière régulière. [...] »

 

« Je le prie régulièrement, comme tous les gens d'ici. On a confiance en lui. Cette eau qui coule dans l'oratoire chemine sous la chapelle vers une grotte où l'on a placé un grand bassin, ce qui permet de s'y baigner complètement, un peu comme à Lourdes. C'est une eau délicieuse. J'en bois très régulièrement. Il y a des personnes qui viennent de très loin pour en recueillir. Les vertus érémitiques sont un peu des vertus qui sont le contraire de notre époque. Il y a une attirance pour cette vie de solitude coupée de la société très matérialiste où nous vivons. [...] »

 

« Lorsqu'on vient à l'oratoire en pèlerinage, on monte à l'oratoire par un côté, puis on descend à la grotte par l'autre côté et ensuite, on quitte les lieux. C'est un signe évangélique : on ne revient jamais, même dans la vie, sur le passé. »

 

 

Margot la fée dans la vallée de Saulges

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Sur les anciennes cartes postales, on voit que la paroi était couverte de béquilles que les gens laissaient en souvenir. Il y avait aussi des longes de bestiaux, des touffes de poils, de cheveux. La protection était aussi demandée pour les animaux. Au moment des examens aussi, beaucoup de jeunes viennent à saint Céneré. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 Rapporté par Yvan Leclerc, dans La légende de la Cave à Margot (Saulges, Mayenne) in La Province du Maine, 4e série, t. XIII, 1984, p. 170-193.

 

2 En Afrique du Nord, féminin de génie.

 

3 Yin et Yang : dans le taoïsme chinois, les deux principes macro et microcosmiques constitutifs, fondamentaux et complémentaires ; féminin et masculin, obscur et lumineux, réceptif et créateur, etc.

 

4 Le plus grand, un mammouth faisant face à un cheval, s'étend sur environ deux mètres de large.

 

5 Suite à nos échanges où je lui exposai le questionnement qui m'animait et à l'envoi que je lui avais fait de l'étude peu connue de Yvan Leclerc, l'archéologue et anthropologue Jean-Loïc Le Quellec, a rappelé dans un récent article (communication personnelle) les trous à Margot, houles, coffres, cages ou caves à Margot de Bretagne et de France répertoriés par Sébillot et les folkloristes ; il ajoute une anthologie des légendes, témoignages et récits qui se rapportent à Margot et Morgane, aussi dans les îles Britanniques. À propos de la cave à Margot de Saulges, M. Le Quellec cite les légendes relatées par Albert Grosse-Duperon dans Deux excursions au Pays de Saulges. Souvenirs d'un touriste, Mayenne, Poirier-Bealu, 1901 et, surtout, les relations et témoignages étudiés par Yvan Leclerc, dans La légende de la Cave à Margot (Saulges, Mayenne) in La Province du Maine, 4e série, t. XIII, 1984, p. 170-193.

 

6 Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée.

 

7 Lao-tseu aurait été un poète et sage chinois contemporain de Confucius (ve au ive siècle av. J.-C.).

 

8 Des frères, mais putativement, symboliquement, des « jumeaux fondateurs ». Je compte rédiger prochainement un travail que je souhaite plus complet sur l'ensemble Céneri, Céneré, Margot, Saulges, Saint-Céneri le Gérei.

 

9 Afrique du Nord et Moyen-Orient

 

10 « […] Le rite de l’incubation est [depuis des millénaires, (N.D.A.)] un acte religieux qui consiste à venir dormir dans un sanctuaire, dans le but de faire un rêve au cours duquel la divinité [ou le saint, (N.D.A.)] sollicitée se manifestera et, éventuellement, apportera la guérison. » (Pierre Sineux, « Dormir, rêver, montrer… À propos de quelques "représentations figurées" du rite de l’incubation sur les reliefs votifs des sanctuaires guérisseurs de l’Attique », in Kentron, no 23, 2007, p. 11-29). Voir en fin d'article le récit de Paul-Henri de Viton sur la reconstruction de l'oratoire de Céneré et comment le saint empêcha que l'on ferme le sanctuaire la nuit pour ne pas gêner les pèlerins (qui y pratiquaient très certainement le rite d'incubation).

 

11 Je croyais que c'était là une allégorie mystique/légendaire jusqu'à ce que je découvre un témoignage de trésor « réellement trouvé » dans la grotte au xixe siècle par deux jeunes gens (M. E. HUCUER, « Note sur le bas-relief de l'église de Saulges », in Bulletin monumental, 22, 1856, p. 264-273) et que je rencontre un ancien guide des grottes qui a amassé un « trésor » de pièces de monnaie de tous les pays laissées par les touristes avec les pourboires ou dans les troncs de l'oratoire de saint Céneré. Quelques pièces anciennes (dont une, en or, du xive siècle) ont aussi été recueillies par lui autour de l'ermitage du saint. L'énigme posée par ces messages-là (comparable à celle posée par les relations psyché-soma dans l'apparition et la guérison de maux répertoriés comme psychosomatiques) sur les allers-retours et les influences réciproques entre imaginaires et génies des lieux (qu'on prenne ce dernier terme au sens propre ou au sens figuré importe peu, en dernier ressort) est diablement stimulante.

 

12 Culte marocain des génies d'origine sahélienne (Bambara, Foulani, Barma, Bozo, Haoussa), présent aussi en Algérie (où il est nommé Diwan ou Bori Haoussa), en Tunisie (Stambali), en Libye et en Égypte (Zar). Le Zar est répandu en Éthiopie, au Soudan et dans toute la péninsule arabique jusqu'en Iran et à Zanzibar parmi les descendants d'esclaves. Au Maroc, en Algérie et en Tunisie, la tradition africaine s'est enrichie d'éléments berbères et d'apports soufis.

 

13 Voir infra n. 21.

 

14 Séquence projetée dans la vidéo-installation Le bus des Génies, Haute-Mayenne 2005 - Parc de la Villette 2006.

 

15 Au cours des Lilas (cérémonies) gnawa, lors de l'invocation de certains aspects de la gennia Aïcha, on éteint la lumière de la pièce où se déroule le rituel. Si l'on omet de le faire ou si quelqu'un rallume par mégarde, les initiés crient : il ne faut pas que l'on puisse voir les multiples apparences de la gennia et chacun des danseurs doit être laissé seul dans l'intimité de son voyage avec elle, protégé par son voile.

 

16 Très précisément comme le poète est débiteur de sa muse pour les inspirations qu'elle lui concède.

 

17 Autels où l'on dépose les offrandes aux génies.

 

18 Aïcha de Sidi Ali Ben Hamdouch (sanctuaire proche de Meknès), Aïcha l'Africaine, Aïcha de Rabat.

 

19 En Bengali, comme en Arabe, Kal et Kohel désignent la couleur noir.

 

20 Comme, entre autres les saints Sidi Ali, Moulay Brahim, Sidi Ahmed, Sidi Shamaroush, Sidi Ben Aïssa, Sidi Moussa.

 

21 Il s'agit de quelques unes des sept couleurs alchimiques sous lesquelles sont regroupés les génies dans les systèmes soufi et gnawa. Le nombre de sept couleurs est à prendre au sens figuré : il signifie toutes les couleurs.

 

22 Il existe au moins deux transcriptions du nom de l'ermite de Saulges : Céneré et Sérené, du bas-latin serenicus.

 

23 Écrivain et ethnologue malien d'ethnie peul, disciple du maître soufi Tierno Bokar de la confrérie Tidjania. Il est entre autres l'auteur de l'extraordinaire Amkoulel l'enfant peul - Mémoires I (Arles, Actes Sud, 1991) et de Vie et enseignement de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara (Paris, Seuil, 1980) adapté au théâtre par Peter Brook en 2003.

 

24 « Réflexions sur la religion islamique - Dialogue avec des étudiants du Niger », in Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence africaine, 1972.

 

25 Saulges et Thorigné-en-Charnie sont tout proches de la Sarthe, la forêt de Charnie s'étend sur les deux départements de la Mayenne et de la Sarthe.

 

26 Texte écrit par Gérard Morteveille et Anthony Robert pour le Musée de l'auditoire de Sainte-Suzanne.

 

27 Ibidem.

 

28 Ibidem.

 

29 À l'évidence, les pèlerins venaient y pratiquer le rite − universel − de l'incubation (voir supra n. 10).

 

 

 

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