Après avoir suivi de 1973 à 1976 à Paris une formation d'acteur basée sur les principes du "théâtre pauvre" théorisé par le metteur en scène polonais Jerzy Grotowski, j'ai participé à quelques stages de « parathéâtre » – terme de son invention désignant des moments de rencontres et d'actions collectives où la figure du spectateur était éliminée – en France et en Pologne avec des membres de son Théâtre Laboratoire. En 1979, j'ai été invité par Grotowski à rejoindre l'équipe internationale du programme de recherche transculturel baptisé « Théâtre des Sources ». J'ai participé à plein temps à ce programme d'octobre 1979 à septembre 1980, dans la forêt polonaise et en Inde.
Une session extraordinaire d'ouverture de nos travaux fut par ailleurs organisée en Sicile en février-mars 1981. J'ai ensuite prolongé et en quelque sorte mené à leur terme les recherches initiées en Pologne avec, d'une part, le Gruppo Internazionale l'Avventura, en Italie, jusqu'en 1984 et, d'autre part, jusqu'à aujourd'hui, avec la confrérie Gnawa [1] du Maroc. Après le Théâtre des Sources, Grotowski a suivi de loin le travail mené avec l'Avventura, pas du tout celui avec les Gnawa.
Autant que je me souvienne, nous n'avons jamais utilisé à l'époque les termes « rituel », « rites » ou « recherche rituelle » pour désigner notre travail ou des parties de celui-ci. Grotowski préférait parler d'actions ou (plus tard, lorsqu'il parlera de cette expérience lors du séminaire de Rome) de techniques personnelles, tout en faisant constamment référence, entre autres, à l'héritage gnostique chrétien, au vaudou haïtien et à certaines traditions de l'Inde.
Lors de son séminaire de 1982 à l'Université de Rome, Grotowski a précisé ce qu'il entendait par « techniques personnelles » [2] :
« Chercher les techniques personnelles, une certaine manière de réabsorption de l'Originel ou de Arche ou de Guinée [3], ou d'être réabsorbés par l'Originel ou par Arche ou par Guinée, en gardant la conscience vigilante, sinon c'est la folie. »
Avec la présence nombreuse du groupe haïtien de Saint Soleil, l'accent mis sur le vaudou dans cette phase du Théâtre des Sources était extrêmement fort. Le leitmotiv de tous les travaux était « briser la barrière entre nous-mêmes et nos sources cachées », ce qui, en exacte coïncidence, consiste à briser la barrière entre nous-mêmes et « le grand monde », un niveau de réalité qu'on appellera ailleurs le monde des forces, des courants ou des mystères (appelés aussi loas dans le vaudou haïtien). Rappelons au passage que « Mysteria Originis » était aussi le nom du programme des Sources.
Une partie d'entre nous apprit des chants du rite Pétro, ce qui nous permit de célébrer avec quelque succès - c'est-à-dire en étant gratifiés par la venue de mystères - plusieurs cérémonies vaudou. A posteriori, et à la lumière de ce que j'ai pu expérimenter ou observer depuis dans les traditions gnawa et yoruba, Grotowski avait développé la capacité d'attirer et de faire circuler avec un certain contrôle les flots d'énergie qui véhiculent les mystères. Ce n'est pas rien. C'est même essentiel, car sans cette maîtrise de sa part, nous aurions couru le risque de ne poursuivre que des chimères et nous aurions mis en danger notre santé mentale.
Pendant cette période polonaise, j'ai entrepris un travail spécifique sur la musique répétitive aux côtés de Stefano Vercelli et de Katharina Seyfferth. Stefano et moi-même utilisions des tambours, Katharina, un instrument à deux cordes qu'elle avait fabriqué de ses mains. Le défi posé par Grotowski était : « faites chanter vos instruments ». Il faisait référence aux « voix » que l'on peut entendre lorsqu'une batterie vaudou donne le meilleur de soi. Après quelque six mois d'un travail parfois exaspérant, nos tambours chantèrent à pleine voix... le dernier jour de notre séjour dans la forêt. J'ai ensuite repris et développé pendant trois ans cette expérience avec Stefano Vercelli, dans le cadre des recherches et des stages menés avec le Gruppo Internazionale l'Avventura à Volterra, en Toscane. Nous aboutîmes, entre autres, à une action simplissime au cours de laquelle nous jouions notre musique pendant une à deux heures tandis que, entraînés et subtilement influencés par « effet de capillarité » par nos collègues du groupe l'Avventura, les participants évoluaient librement en silence au rythme de nos tambours. Au fil des ans, nous acquîmes une certaine maîtrise des instruments, de leurs chants et de la relation entre la musique et les personnes qui dansaient. Nous avons alors partagé des moments, voire de longues périodes d'une très grande intensité [4].
Musique tambour et xylophone à la fin du film Actions dans la ville à partir de 44'21"
Nous ne retrouvâmes que très rarement, cependant, ce dont nous avions fait l'expérience avec le vaudou ou, pour ce qui me concerne, avec les Gnawa : la descente – ou la montée - des mystères. Ce n'est que deux ou trois ans plus tard, après que j'aie introduit dans cette action des éléments techniques/rituels de la tradition gnawa, que nous pûmes accueillir et accompagner un mystère. Celui-ci manifesta sa présence à travers la danse puissante et impeccablement articulée d'une jeune femme, lors de la dernière séance de travail d'un atelier mené pendant six mois dans le Nord de l'Italie avec un groupe d'une quinzaine de personnes. C'était par parenthèse, comme lors de la conclusion de notre séjour dans la forêt polonaise, la dernière fois que cette action était accomplie avec tous les éléments de sa préparation. Et les personnes qui participaient à cet atelier étaient en quelque sorte des « habitués » de nos stages.
Plus nos pratiques et nos techniques devenaient efficaces et communicables, sinon transmissibles, plus se posait, lancinante, une question fondamentale : où cela menait-il ? puisque ces pratiques n'avaient pas de finalité spectaculaire, dans quel secteur (artistique, thérapeutique ?) pouvaient-elles s'inscrire ? quelle était notre place et la place de nos actions/rituels dans le corps social, sinon dans notre culture ? Autrement dit : à quoi cela servait-il d'invoquer efficacement des mystères qu'il fallait aussitôt congédier, faute de savoir quoi faire avec eux ? Si les participants à nos stages-évènements avaient été au départ des personnes liées au théâtre, acteurs ou comédiens en formation, qui y trouvaient éventuellement matière à nourrir leurs recherches dans le domaine du spectacle, la presque totalité de celles et ceux qui y venaient dans les années 80 suivaient une démarche de développement personnel ou cherchaient quelque chose de l'ordre de l'initiation. Et si nous étions en mesure d'entrebâiller des portes sur le « grand monde », nous n'en possédions pas de carte ni le mode d'emploi (comme peut en posséder un système traditionnel), et nous étions donc bien incapables d'offrir beaucoup plus qu'une introduction dans un domaine qu'il reviendrait ensuite à chacun d'explorer par ses propres moyens ou auprès de personnes plus compétentes.
L'épure parfois exaltante que constituaient ce que nous pourrions appeler a posteriori nos rituels plafonnait, nous en avions épuisé le sens. Il leur manquait un contexte où s'inscrire, une Histoire, une mythologie, une utilité. Dans le vaudou ou chez les Gnawa, hors les moments des grandes cérémonies collectives, les initiés rendent service aux autres en les aidant à résoudre leurs problèmes de santé, de bien-être, d'affaires, d'amour... Au passage, sinon en supplément, une ouverture sur le « grand monde » et quelques éléments permettant de s'y diriger et d'y conserver un équilibre instable sont savamment distillés pas à pas au patient ou au consultant, selon sa capacité à s'y confronter. Venu au départ pour une aide ponctuelle, il pourra ainsi être conduit à suivre un parcours initiatique qui le replacera en permanence dans la dynamique des courants primordiaux qui, selon ces traditions, régissent le monde invisible et les hommes. Il sera alors directement initié par les génies. Cela n'est possible que grâce au véhicule/rituel conservé par une tradition et par une communauté qui se raconte (et participe des) les mystères des origines à travers des récits primordiaux répétés à intervalles réguliers. Une tradition et une mythologie ne se créent pas en une vie d'homme. En nous incitant et en nous aidant à briser le mur entre nous-mêmes et nos sources, et, pour ce faire, en nous mettant concrètement en contact avec d'autres traditions qui en possèdent la science et savent s'en servir, Grotowski a aussi brisé un mur civilisationnel [5] et l'autisme d'un Occident arc-bouté sur la haute considération qu'il a de ses valeurs culturelles et spirituelles. Il a en ce sens participé à un mouvement très contemporain d'expérimentations et d'échanges transculturels, commencé en Occident à la fin du XIX° siècle avec les « Voyages en Orient » (Hesse, David-Neel, Gurdjieff, Guénon...), poursuivi jusqu'à aujourd'hui avec plus ou moins de bonheur par les surréalismes, l'ethnologie, le monde artistique, le monde théâtral... Conscients du fait que rien ne s'accomplira en une génération et que tout peut être rendu vain par une Histoire que nous ne maîtrisons pas et par la finitude de toute entreprise humaine, il nous reste à consolider notre expérience des autres cultures, à les laisser nous contaminer, à trouver en même temps le lien avec nos propres traditions, et à inventer une manière efficace de transmettre tout cela. C'est ce que je tente de faire avec les films et les livres que je réalise tout en poursuivant mon apprentissage du monde des génies africains. C'est aussi ce qui m'a conduit à passer quelques années auprès des guérisseurs traditionnels de l'Ouest de la France.
Pour conclure, il faut sans doute aussi parler de l'autre pôle de ce labeur transculturel et du bénéfice qu'en ont tiré les traditions non-européennes et leurs représentants. La reconnaissance de leur valeur intrinsèque par une frange du monde scientifique et par de nombreux artistes et mouvements artistiques a abouti à de profonds changements dans une partie de l'opinion occidentale et chez les élites "européanisées" des patries de ces traditions. Les recherches de Grotowski ont participé de cette transformation. Ce qui était considéré autrefois comme des bricolages de croyances et de pratiques superstitieuses a été affublé des appellations plus nobles de mythologies, de chamanisme, de religions traditionnelles ou d'ethnodrames. Les sorciers sont devenus des tradipraticiens, les pythies des psychologues traditionnelles, on a enfin compris que les mystères célébrés à Eleusis et le culte des Orishas d'Ilé Ifé étaient de la même famille. Les prêtres de ces cultes peuvent aujourd'hui exercer leurs activités sans culpabilité vis-à-vis des cultures blanches dominantes et surtout sans répression brutale comme ce fut le cas jusque dans les années 1950 au Brésil et en Haïti [6]. Aujourd'hui, les sociétés traditionnelles ont enfanté leurs propres anthropologues, leurs propres hérauts, artistes, cinéastes, metteurs en scène ou écrivains. Et, last but not least, sorciers, prêtres, artistes, ethnologues « natifs », médecins et magiciens se retrouvent à l'occasion pour des colloques internationaux où ils peuvent échanger, comparer leurs pratiques et leurs rituels respectifs, continuer d'apprendre, imaginer comment accompagner les inévitables transformations et adaptations de leurs héritages au monde globalisé. Et, éventuellement, s'émerveiller de constater combien leurs traditions (dont une part importante est menacée d'extinction) rassemblent dans une remarquable cohérence la mythologie, la nature, la pharmacopée, la poésie, les arts plastiques, le théâtre, le médical, le magique, le social et le spirituel.* / **
* Texte publié dans « L'Âge d'or du théâtre polonais de Mickiewicz à Wyspianski, Grotowski, Kantor, Lupa, Warlikowski... », Editions de l'Amandier, 2009. Actes du colloque des 13 et 14 octobre 2006, Paris La Sorbonne.
** Voir aussi le film Actions dans la ville.
Notes :
[1] Culte des génies d'origine sahélienne (Haoussa, Bambara, Foulani, Barma, Bozo), présent en Algérie (où il est nommé Diwan ou Bori Haoussa), en Tunisie (Stambali), en Lybie et en Égypte (Zar). Le Zar est répandu en Ethiopie, au Soudan et dans toute la péninsule arabique jusqu'en Iran et à Zanzibar parmi les descendants d'esclaves. Au Maroc, en Algérie et en Tunisie, la tradition africaine s'est enrichie d'éléments berbères et d'apports soufis.
[2] Communication de François Liège, acteur du Théâtre des Sources, transcripteur du séminaire de Rome (inédit).
[3] Guinée : l'Afrique des origines dans le vaudou haïtien
[4] Une anecdote à ce propos : la salle où nous accomplissions cette action était située à cent mètres de la prison de Volterra. Un gardien rencontré en ville nous demanda un jour quel était le groupe qui chantait si merveilleusement la nuit dans notre salle (il n'avait jamais perçu le battement des tambours). Nous ne sûmes que lui répondre.
[5] Pas d'un simple point de vue conceptuel, mais concrètement, dans le cadre d'une praxis expérimentale et d'apprentissages « par contagion ».
[6] Et comme cela menace de se produire dans les pays musulmans avec la vague intégriste.