• Miloud, un voyage au cœur des confréries Gnawa et Aïssawa

    Version revue et augmentée de l’article publié dans Géo n° 210 en septembre 1996.

     

     

    Printemps 1995, fêtes mystiques au Maroc

     

    Dans l’Islam, comme dans toutes les religions, la vie des croyants ne se limite pas à l’observation des préceptes du Livre révélé et à sa lecture. Elle s’appuie sur un tissu de traditions orales, de rituels, de pratiques musicales, extatiques ou thérapeutiques qui «donnent du sens» à la destinée des individus et des groupes et organisent leur expérience du monde visible et invisible. Au Maroc, cette vie spirituelle est particulièrement vivace au sein des Tariqa, les confréries du soufisme populaire maghrébin. Hommes et femmes y sont généralement amenés par la maladie ou par une attirance irrésistible. La danse et la transe sont alors le véhicule privilégié d’une thérapie qui se transforme rapidement en un apprentissage du monde invisible basé sur l’expérience individuelle, sur la répétition régulière des rituels légués par la tradition, sur le contrôle progressif d’une danse de soi initialement sauvage, danse dont la communauté des initiés est le témoin constant et complice. Les travaux des ethnologues et l’évolution des mentalités permettent aujourd’hui de découvrir enfin et peut-être pas trop tard une culture riche et généreuse. Généreuse dans sa constante adaptation aux modernités successives qu’elle a dû affronter au cours de l’Histoire, dans sa résistance aux outrages de l’esclavage ou de la colonisation et dans sa disponibilité à se laisser regarder et à témoigner d’elle-même.

     

    Dix heures du matin. La lumière de ce début août à Meknès est de plus en plus dure. Vêtus de blanc, les fidèles sont venus en masse pour leur pèlerinage annuel au mausolée de Sidi Ben Aïssa, le «Cheikh parfait». Nous avons longuement préparé ce voyage qui de Meknès à Moulay Brahim et Tamesloht, deux villages de la région de Marrakech, nous permettra d’assister aux fêtes du Miloud, le Noël musulman, telles qu’elles sont célébrées par les confréries initiatiques des Aïssawa et des Gnawa. Les descendants des saints enterrés dans les trois sanctuaires et plusieurs dignitaires des confréries nous ont promis une collaboration et une ouverture totale. Pourtant, une certaine tension demeure: longtemps frappés d’ostracisme par les tenants d’un Islam limité à la seule observation des Écritures, élevés dans la règle du secret, les membres des confréries ne sont pas impatients de voir leurs extases figurer dans un magazine européen.

     

    Une première taïfa, procession d’initiés autour d’un maître de cérémonie, le mokaddem, entame le dikr, la répétition psalmodiée du nom d’Allah et de versets du Coran. Le nom du créateur est expiré en un souffle collectif de plus en plus rapide, accompagné par des mouvements ascendants du buste parfaitement synchronisés. Se tenant par la main, la trentaine de Assaïwa de cette taïfa ne forme qu’un seul corps, une vague soupirante qui tend à s’élever vers l’Unique. Sans transition, tambours et ghaïtas (bombardes) font exploser l’air surchauffé. Les musiciens des autres taïfat leur font écho. Instantanément, une ferveur magnétique s’empare des corps des danseurs. Une onde de saisissement parcourt la foule.

     

    Inconsciemment, j’accompagne d’un balancement lent les mouvements ondulants des Aïssawa. Cette participation involontaire crée une complicité immédiate avec mes plus proches voisins et voisines qui engagent la conversation. J’apprends ainsi que quelques uns d’entre eux proviennent des banlieues de Lyon, Paris, Marseille ou Lille. Ils sont venus à Meknès par curiosité ou pour accomplir leurs dévotions, guérir d’une maladie, redonner à leur vie un peu du sens spirituel archaïque qui s’exprime dans les chants et les danses des groupes de pèlerins, sens qui leur manque cruellement en France.

     

    Lentement, leurs oriflammes portées bien haut, les taïfat procèdent par petites étapes en direction du mausolée distant de quelques centaines de mètres. Beaucoup de pèlerins avancent pieds nus. Le dikr et les danses puissantes qu’ils exécutent sont destinés à les purifier avant qu’ils ne pénètrent dans l’enceinte du mausolée. Les Mokhtars, venus de la région de Kenifra, sont en tête du cortège. La longue tresse qui part du sommet de leur crâne est portée en souvenir de Sidi Ben Aïssa qui, rapporte la légende, l’attachait au plafond de son lieu de prière pour ne pas s’endormir lors de ces longues nuits de méditation. La présence de cette queue de cheval, prolongement de la colonne vertébrale, a un autre sens, caché, comme presque tous les éléments des rituels des confréries. Aux initiés de découvrir ces significations tout au long de leur parcours sur le «trek» (le chemin), à la lumière de leur expérience. Ma voisine, une Casablancaise immigrée à Marseille, m’avoue que l’aspect sauvage des Mokhtars lui fait un peu peur. Lorsque, emportés par la transe, ils se précipiteront en courant vers le mausolée, elle s’allongera pourtant à terre, à l’instar d’autres femmes, afin qu’ils la piétinent et la fassent ainsi bénéficier de leur baraka, le pouvoir de guérison dont ils sont les vecteurs à ce moment précis.

     

    L’enceinte du mausolée étant interdite aux non-musulmans, nous nous éloignons. Il est une heure de l’après-midi. Pendant trois jours, les pèlerins continueront d’affluer au mausolée et d’y sacrifier les animaux qu’ils y ont précédemment déposés. El Hussein, un descendant de Sidi Ben Aïssa, m’expliquera plus tard que la foule est beaucoup moins importante que les années précédentes : cette année, le Maroc a souffert de la sécheresse et beaucoup ont dû renoncer au pèlerinage et aux dépenses qu’il entraîne. Cependant, le nombre et la ferveur des participants restent impressionnants.

     

    Ce soir, le mokaddem Abdeladi Kohen nous a invités à assister à une lila (littéralement: nuitée) de la confrérie des Aïssawa de Casablanca qu’il dirige. De dix heures à quatre heures du matin, dikr, chants, musique et danses viendront couronner le pèlerinage de sa zaouïa (maisonnée, lieu d’enseignement et d’initiation). La maison où se déroule la cérémonie est en plein cœur de la vieille ville de Meknès, au fond d’une impasse étroite. Son propriétaire a insisté pour que El Kohen y fasse sa lila : il a en effet une dette envers Sidi Ben Aïssa qui lui accorda, il y a de cela quelques années, la grâce de recevoir enfin un héritier mâle. Le patio minuscule est entièrement occupé par l’assistance et les musiciens. La chaleur est étouffante. La rapidité avec laquelle les Aïssawa tombent face contre terre, ravis par leur extase, est surprenante. Les différentes phases de la cérémonie: psalmodies, musique de seules percussions, sifflement strident des trois ghaïtas se succèdent sans interruptions, sur un rythme de plus en plus rapide, tétanisant. Abeldadi Kohen est un homme longiligne d’une trentaine d’années à la peau claire et à la chevelure rousse. Il mène les danses et les chants avec un calme olympien. Mouvements lourds et ondulants des hommes, impressionnants de puissance physique, sauts rythmés, désarticulation des danses des femmes qui semblent moins bien contrôler leurs transes que les hommes, tous ces paroxysmes savamment induits sont tempérés par le sourire des initiés et leur attention jamais démentie aux petits détails: ramasser la broche d’une jeune fille en crise, passer un verre d’eau à un musicien ou réchauffer les peaux des tambours.

     

    La dernière danse entraîne presque tous les musiciens et chanteurs en une extase effrénée. Ils tombent à terre, se relèvent, tournent à une vitesse vertigineuse sur eux-mêmes, courent sur place, pleurent. Cette danse rappelle celles des derviches turcs à la différence qu’ici, toute ostentation cérémonieuse est éliminée. La pratique des Aïssawa est avant tout gnostique et relève d’une foi presque physique. Avant de quitter la maison, El Kohen invoque sur ses habitants et sur les membres de sa zaouïa la bénédiction du Seigneur. Il est quatre heures et demie du matin.

     

    Au réveil, les ghaïtas résonnent encore dans nos têtes. Abasourdis, nous prenons la voiture pour aller visiter le figuier de Aïcha Hamdouchia, à quelques kilomètres de Meknès. Aïcha est une génie tout à la fois fascinante et redoutable qui apparaît la nuit aux hommes pour les séduire et les perdre. Toute l’année, femmes et hommes qui sont possédés par Aïcha viennent ici de tout le Maroc pour déposer leurs offrandes : poulets noirs ou cabris qui sont aussitôt égorgés par les sacrificateurs, bougies qu’ils allument dans les racines du figuier, henné qu’ils collent sur la paroi rocheuse où s’accroche l’arbre aux mille ramifications. Les hommes possédés par Aïcha ont souvent des crises nerveuses lorsqu’ils arrivent sous son arbre. Étrangement, malgré l’odeur âcre du sang mêlée aux parfums d’encens et d’eau de fleur d’oranger, malgré les râles des possédés, cet endroit procure à beaucoup de visiteurs une sensation de sérénité. Huit jours après le pèlerinage de Meknès, Aïssawa, Gnawa et Hamadcha se retrouvent ici et au sanctuaire tout proche de Sidi Ali pour un autre pèlerinage. Nous n’y assisterons pas car nous partons aujourd’hui-même pour Marrakech.

     

    L’accueil des Aïssawa à Meknès a été chaleureux, celui des Gnawa de Marrakech est familial. Quinze ans de relations suivies avec eux ont tissé des liens forts. Les plus grands maîtres de musique Gnawi marocains, les maâllems, proviennent pour beaucoup de la ville rouge. Ahmed Baqbou est l’un d’eux. Considéré comme le premier maâllem de Marrakech, il a décidé, en accord avec les maîtresses du culte, les mokadma, que l’heure était venue de parler au monde de leur travail et de leur vie. Il m’a donc accordé une longue interview et tout préparé pour que nous puissions photographier leurs cérémonies en toute liberté. La première lila à laquelle nous assistons est celle des Gnawa «du jour», ceux qui animent la place J’maa El Fna tout au long de l’année. Abondamment photographiés par les touristes qui visitent la célèbre place, ils font krima au son de leurs tambours et de leurs castagnettes de fer, c’est à dire qu’ils demandent l’aumône en échange de quelques pirouettes et bénédictions souriantes. Mohammed Kouyou est leur guide. Grand frère débonnaire, personnage éminemment sympathique, il bénéficie de la confiance du petit peuple Gnawi de la ville où tous connaissent sa silhouette ronde. C’est chez lui que se déroule la lila qui précède immédiatement le pèlerinage des Gnawa à Tamesloth et à Mulay Brahim, lieux saints situés à quelques kilomètres de Marrakech.

     

    La maison de Kouyou est grande, mais sa cour contient à peine les deux cents personnes qui sont venues assister à la lila. Aidée par des amies, Souad, sa femme, est aux petits soins pour ses hôtes. Tous seront invités à boire un verre de thé à leur arrivée et à partager, un peu plus tard, un délicieux tajine de poulet. Le sacrifice économique exigé par l’organisation d’une lila en dit long sur l’importance que les Gnawa, comme les membres des autres confréries, attribuent à leur culte. Nous sommes ici dans une culture du don et du partage, du potlatch. Cette nuit, musiciens et danseurs ne seront avares ni de leur sueur, ni de leur argent (les musiciens font régulièrement la quête). C’est le même don de soi, sans doute, qui leur permettra de s’ouvrir aux forces invisibles qui les habitent et animent leurs danses.

     

    La première partie de la cérémonie, au cours de laquelle seuls les musiciens dansent, est une longue préparation à l’arrivée des génies. Les chants d’évocation poignants des ancêtres Bambara ou Barma viennent en premier. Les paroles africaines de ces chants sont incompréhensibles pour la plupart. Le jeu subtil du g’mbri, la guitare-tambour à trois cordes tenue d'abord par Kouyou puis par Ahmed Baqbou, les accompagne, scandé par les claquements de mains et les battements de pieds de plus en plus complexes de quatre musiciens qui exécutent un arpentage géométrique de la rahba, l’aire de la danse, lieu de battage du blé et, autrefois de vente des esclaves dans les marchés. L’évocation de l’auto-sacrifice du créateur qui donna naissance au monde et la construction mimée du mur qui sépare le visible de l’invisible précèdent le tourbillon des castagnettes de fer, les karkeba, «mains mortes» qui rythmeront la danse des «autres», les gens de Dieu, les génies. Un fleuve de significations et de symboles préside ainsi à cette réunion qui se donne pourtant des airs de fête de famille, de retrouvailles joyeuses où les musiciens émaillent leurs bénédictions d’allusions plaisantes aux défauts ou aux vicissitudes des destinataires de leurs vœux.

     

    Deux grands tambours résonnent dans la rue, une vingtaine de vierges sortent les retrouver, des bougies à la main. Les encens, le lait, les dattes et l’eau de fleur d’oranger de la mokadma, la prêtresse-voyante-guérisseuse qui cèle ces nourritures des génies dans le secret de ses autels, sont portés sur deux plateaux d’argent. Les femmes, maîtresses réelles de la confrérie, apportent ainsi lumière et nourriture à l’époux-tambour qui pénètre la maison pour y exploser, la féconder et y mourir : Eros et Dionysos. Nul besoin d’explications théologiques complexes : tout ce qui fait que l’homme est homme est diablement présent, pour qui sait y regarder avec l’œil de son cœur, comme disent les Gnawa.

     

    Une dernière danse de Kouyou qui lance ses quatre-vingt-dix kilos en un tourbillon vertigineux vient conclure l’entrée des tambours. La légèreté et la précision de cette danse au cours de laquelle il a salué-défié chacun des musiciens a retenu le souffle de tous les participants et les laisse vibrants, prêts pour la dernière et plus longue partie de la lila où les génies seront appelés couleur par couleur : blanc, arc-en-ciel, noir, bleu, rouge, vert, jaune. Sans trop trahir la complexité du symbolisme et de l’interaction de ces sept couleurs dans la cosmogonie Gnawi, on peut dire qu’elles représentent les sept types d’énergie présents tout à la fois dans l’homme et dans l’univers. En les appelant une à une au cours de la lila, les Gnawa découpent l’homme et le monde pour remettre en ordre ces sept énergies. Ils opèrent alors un travail similaire à celui de la forge en «battant» les danseurs avec le fer des karkeba : une métaphore enseignée aux jeunes musiciens leur intime d’affiner l’homme jusqu’à ce qu’il acquière la subtilité de l’or fin. Le résultat escompté de ce travail alchimique est le rétablissement de l’équilibre des initiés et du monde.

     

    Les musiciens se sont confortablement adossés à l’un des murs de la cour. On consacre avec la fumée d’encens les instruments de musique, les participants, la maison et les ballots de tissus contenant les robes et foulards dont on couvrira les danseurs lorsqu’ils tomberont au pied du g’mbri. La voix de Kouyou est mélodieuse, les joueurs de karkeba lui répondent en chœur, très fort, de manière à couvrir le fracas de ces étranges castagnettes dont on ne trouve trace nulle part ailleurs dans le monde, si ce n’est sur certains vases de l’antique Grèce.

     

    Ajoutée à d’autres singularités du même ordre, cette particularité du culte maghrébin des génies ne manque pas d’interroger ethnologues et historiens des religions sur ses origines. Un vol plané propulse une jeune fille aux pieds du maallem. Cris, désordre. Une femme réussit tant bien que mal à lui enfiler une aube blanche. Le foulard qu’elle pose sur sa tête glisse bien vite à terre. Tout le corps de la jeune fille vibre, sa tête est secouée d’un hochement de bas en haut très rapide. Mais la musique semble la tenir, elle ne heurte aucune des autres danseuses qui se sont à leur tour précipitées devant les musiciens. Les sanglots qui la secouaient se muent en un sourire figé tandis qu’à quatre pattes elle évoque par sa vélocité et la fluidité de ses mouvements la fougue d’un jeune animal sauvage. D’un geste à peine esquissé, signe qu’elle a appris à contrôler la dynamique de sa transe, elle intime aux karkeba l’ordre de s’arrêter. Seul le g’mbri dont la hampe métallique festonnée de petits anneaux grésille, accompagne maintenant sa danse. Elle se relève, deux femmes se placent derrière elle, les bras écartés. Le maâllem égrène une séquence de notes qui provoquent un savant déséquilibre : il «détache» ainsi la jeune fille de sa danse. Celle-ci s’écroule en une pirouette vrillée dans les bras qui l’attendaient. Un soupir accompagne cette chute: «Allah!». On l’emporte. Confortablement installée dans les bras d’une matrone à la poitrine accueillante, elle reprend son souffle, les yeux fermés. Son visage est serein, elle ouvre les yeux, sourit à la matrone qui la moque gentiment.

     

    Nous assisterons cette nuit et au cours des nombreuses autres lilas qui se célèbrent la semaine suivante à Tamesloht et à Moulay Brahim à bien des scènes semblables. Les initiés de longue date, venus des principales villes du Maroc, comme chaque année, y exécuteront des danses parfois plus structurées. Ils découperont le monde et eux-mêmes avec des poignards au fil acéré, sans se blesser et sans blesser les personnes à qui ils feront subir la même opération, danseront avec le bol de Sidi Moussa (Moïse) posé en équilibre sur leur tête, sans le faire tomber, placeront la flamme des torches de Sidi Mimoun (chef des génies noirs) sous leur menton et sous leurs avant-bras, sans se brûler. Ils seront les acteurs d’un théâtre cosmique dont les personnages éternels s’incarnent en un seul danseur ou en des rondes aux pas de danses précis, ils donneront la preuve du niveau de conscience caractéristique des «visitations» des génies qui fait que les danses les plus furieuses, parfois exécutées les yeux fermés au milieu d’une dizaine d’autres danseurs, ne se soldent jamais par des accidents. Des esprits chagrins ont vu dans cette structuration une preuve que les transes des Gnawa sont feintes, ignorant sans doute que la lila est un lieu de travail sur soi et que, comme partout ailleurs en Afrique, les rituels tendent à canaliser une transe initialement sauvage, maladive, que l’on entre précisément dans une confrérie parce que l’on est malade ou parce qu’une force irrésistible vous y condamne. Le chemin initiatique est là pour apprendre à composer avec ces forces et pour explorer le vaste monde auquel elles donnent accès. Forces de l’inconscient (collectif et individuel) ou forces du monde invisible? Si l’on daigne se rappeler que dans la conception traditionnelle (dans le corps?) des Africains, monde visible et invisible, ancêtres et vivants, homme et univers sont en communication permanente, cette tentative de distinction ne peut porter qu’à des débats stériles. Quant aux maladies-signes (stérilité, anorexie, paralysie, états maniaco-dépressifs, hémorragies atypiques ou même diabète) qui frappent les futurs initiés, les observations de la psychosomatique européenne sont là pour nous rappeler que les malaises de l’âme peuvent être létaux. La manière de les nommer importe donc peut-être peu, du moment qu’elle est efficace. À la réflexion, les Gnawa et les Aïssawa sont sans doute plus pragmatiques et plus matérialistes que les Européens.

     

    Lorsque Ahmed Baqbou prend le g’mbri, à l’aube, un murmure de satisfaction parcourt la maison de Kouyou. Une femme se tourne vers moi, lève le pouce: c’est lui le plus grand! Je descends du balcon qui surplombe la cour pour aller fumer une cigarette dans la rue. Inexplicablement, quelque chose me retient, je n’arrive pas à franchir la porte. Sans prêter trop d’attention à cette impression par trop subjective, je vais m’asseoir près des musiciens. Ahmed mène de manière impeccable les danses qui, sous sa direction, deviennent des épures des actions caractéristiques de chaque génie. Les autres musiciens ont redoublé d’attention et se surpassent dans la précision et la chaleur avec laquelle ils alternent les différents rythmes requis par les processus subtils de la transe. Je réalise que ces Marrakchis dont certains vivent dans un dénuement proche de la misère possèdent un trésor qui demeurera tant que la confrérie vivra, tant que les virtuoses que sont les grands maîtres Gnawi joueront pour eux seuls, le temps d’une chanson, le temps qu’ils soient pleinement eux-mêmes, totalement acceptés par la communauté et soutenus par l’héritage immatériel que leur ont légué leurs ancêtres africains.

     

    J’en suis là de mes réflexions lorsqu’une femme d’une cinquantaine d’années plie bagage et salue à la ronde, elle doit se rendre à son travail. Deux minutes plus tard, elle regagne la place qu’elle venait de quitter. Ses amies s’esclaffent : comme moi deux heures auparavant, elle n’arrive pas à franchir la barrière invisible tissée par le g’mbri de Ahmed. Il lui faudra attendre la fin de la lila pour s’en aller.