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Dans les pas de Pierre Verger au Bénin et au Nigeria
Accompagnées d'un claquement humide, les dernières bulles d'air que contenait la bouteille de Veto Gin achetée vide ce matin au marché d'Osogbo font place à la déesse Osun. Je la ramènerai en Europe pour quelques proches qui m'ont aidé à réaliser ce voyage sur les traces de Pierre Fatumbi Verger. Osun est une rivière, elle est aussi une déesse, deuxième épouse de Sango, le dieu du tonnerre des Yorubas. En recueillant son eau, je répète un geste de Pierre Fatumbi accompli il y a quelques dizaines d'années de cela, lorsqu'il transporta des galets et de l'eau de la rivière du Nigeria au Brésil, à l'intention de ses amis descendants d'esclaves qui perpétuent le culte des dieux africains dans leur terre d'exil.
Denis, le jeune chauffeur et garde du corps Yoruba (par ailleurs chrétien et spécialiste du passage discret de la frontière qui sépare le Nigeria du Bénin) qui m'a accompagné non sans quelque réticence dans la forêt sacrée où coule la rivière, me déclarera le lendemain matin, sur la route du retour vers le Bénin, avoir vu le dos noir d'un poisson "grand comme un homme" alors que je recueillais l'eau d'Osun. Une légende, rapportée par Fatumbi, conte l'apparition d'un poisson "de la taille d'un homme" qui se serait manifesté au roi d'Osogbo alors qu'il présentait des offrandes à la rivière. En signe d'acceptation des offrandes, le poisson aurait craché un jet d'eau sur le roi avant de bondir dans ses bras ouverts pour replonger ensuite dans la rivière. Je n'ai pas eu la vision de Denis, trop absorbé sans doute par mon geste et, je l'avoue, fort intimidé par la puissance évocatrice de la forêt sacrée d'Osun. Plusieurs des immenses arbres du silencieux lieu de culte sont des Orisas (dieux-forces Yoruba). Les fidèles des dieux ont placé à leurs pieds des statues et des sculptures dont la matière épouse parfaitement, par sa couleur, ses formes et sa texture, les racines turgescentes des colosses. L'art sacré des Yoruba pourrait être qualifié "d'écologique" : les œuvres humaines semblent des excroissances naturelles du sol et des racines qui s'y enfouissent. Cet art est toujours vivant : les innombrables sculptures qui ornent le temple d'Osun sis au centre de la forêt sacrée sont récentes (voir mon article et mes films sur Susanne Wenger et Osun Osogbo). Les photographies prises par Fatumbi au début des années cinquante montrent, là où se pressent aujourd'hui cariatides et bas-reliefs, des piliers et des murs nus. L'attachement à la religion traditionnelle s'exprime donc encore, malgré la grande vogue des sectes chrétiennes ou islamiques au sein desquels se pressent les Nigérians frustrés du rêve d'abondance des années 70.
En ce temps-là, leur pays, riche en pétrole et en matières premières crut (et faillit bien le devenir) qu'il serait "l'Amérique de l'Afrique". Depuis, les crises politiques, la récession mondiale et le grand banditisme ont réduit le rêve à néant et fait fuir la plupart des investisseurs étrangers. A la faveur de fièvres épisodiques, certaines régions du Nigeria deviennent, le temps d'un orage, un Far West où des bandes armées menaçantes, cavaliers noirs de l'apocalypse, écument au volant de 504 dévorées par la rouille les anciennes routes de la prospérité aujourd'hui truffées de nids de poule. Il ne fait pas bon s'y attarder la nuit : protégés par des gri-gri anti-balles ("bullet-proof juju"), les Mad Max de la côte nigériane ont la gâchette facile et ne craignent ni la police, ni l'armée.
Alors, me confesse Denis, on se tourne vers les rites consolatoires du "Gospel", qui outre les ferveurs enthousiastes du dimanche, promet un paradis après cette vallée de larmes. La religion traditionnelle, trop complexe, trop contraignante, trop "réaliste" sans doute, n'offre que les aléas d'un chemin de connaissance semé d'embûches et exige une vigilance de tous les instants... Quand même, beaucoup de Nigerians lui restent fidèles : la religion de leurs ancêtres ne propose pas de fuir le monde, elle "fait avec", et tente d'en englober tous les aspects. D'où la danse, le chant, la sculpture, la peinture, le découpage sacré du temps et de l'espace, une régulation harmonique des relations entre les deux sexes, entre les classes d'âge, entre le monde des vivants et le monde des morts, et aussi, n'en déplaise aux zélateurs de la lumière du Dieu unique qui ont tenté et tentent toujours d'étouffer la tradition-racine, la fulgurance lumineuse d'une participation "totale" aux mystères de l'invisible, au travers de transes hautement maîtrisées.
Ma visite à Osun est le point d'orgue d’un voyage commencé au Bénin deux semaines plus tôt. Muni de copies de quelques photographies de Pierre Verger et de plusieurs exemplaires de la récente et magnifique réédition de "Dieux d'Afrique" (ed. Revue Noire), j'avais d'abord rendu visite dans la ville de Ouidah au Daagbo Hounon, chef du culte Vodoûn "Houindo" (la voie traditionnelle). Je découvrais qu'ici, les adeptes des Vodûns et des Orisas qui ont connu Pierre Verger l'appellent exclusivement par son nom d'initié. Avant que de m'expliquer sa signification, ils le prononcent avec délectation : Faaa...tumm...bi !
Fatumbi : re-né par le Fa. Pierre Verger fut initié au Fa (Fa en fon, Ifa en Yoruba), science divinatoire de la côte guinéenne, à Kétou, dans la partie du territoire Yorouba située à l'est de l'ancien Dahomey (aujourd'hui, le Bénin), en 1952. Il était devenu "Babalawo", père du secret de Fa et pouvait donc, théoriquement, tirer les oracles de Fa, licence qu'il n'utilisait d'ailleurs que très rarement. L'initiation, qui comporte l'apprentissage de 256 formules et de leurs commentaires, n'est comme toutes les initiations, qu'un début sur le chemin d'apprentissage et, pour ce qui concerne le Fa, chemin de sagesse dans le vaste monde habité par les Vodûns et les Orisas. Pierre Verger était ethnographe. Fatumbi parfaira donc son initiation au Fa en recueillant patiemment (jusqu'en 1968, au moins) auprès des Babalawos des ethnies Fon, Houla et Yoruba toutes les variantes et interprétations des signes de Fa. Le Daagbo, le roi de Kétou et le "secretary" nigerian de Fatumbi me confirmeront la curiosité pointilleuse du chercheur. Curiosité qui excita en retour celle de nombreux babalawos qui profitaient des séances d'enquête de Fatumbi pour lui poser eux-mêmes des questions. Pierre Verger avait amassé, en effet, plus de connaissances sur le Fa que quiconque en Afrique. Ormis des informations génériques sur l'art divinatoire, il n'a pourtant rien publié des résultats de ses recherches. Ce n'est pas là le moindre des paradoxes de cet homme singulier.
Ouidah, Abomey, Dassa Zoumé, Cotonou, Ishedè, Porto Novo, Sakété, Ouidah encore, j'accumule les rencontres béninoises, retrouve les personnes et les lieux photographiés par Verger entre 1949 et 1952, ou leurs descendants. Tous disent du bien de Fatumbi, vantent sa générosité, son souci d'aller au plus profond des cultes, on fait discrètement allusion à ses initiations (car il fut, aussi, initié à plusieurs cultes du même Orisa : Sango), on admire les photographies, on passe rapidement et pudiquement sur les pages où figurent des adeptes en transe (personne ne les reconnaît...). Les universitaires de Cotonou soulignent la vision cohérente et complète des religions de la côte que Fatumbi a léguée, pas seulement aux blancs curieux des traditions africaines, mais aussi aux jeunes générations qui trouvent dans ces images et leurs commentaires le témoignage d'éléments de rituels parfois disparus ou de lieux de culte abandonnés.
Chez le Daagbo Hounon Houna, l'émotion provoquée par le livre et les reproductions que je viens d'offrir est forte. Une cérémonie rare a été photographiée par Pierre Verger. Le Daagbo d'alors, devancier de Houna, en est l'officiant, et Hounon Houna y figure. A l'époque, il avait dix-huit ans. Il avance devant son prédecesseur, lié à lui par une corde, humble et courbé sous le poids des objets de pouvoir d'Agbé, le vodun de la mer célébré en cette occasion. Assis sur son trône , le pied nu posé sur une petit monticule qui renferme l'ashé (le pouvoir) du vodûn que se transmettent les Daagbo depuis des siècles, Hounon Houna me déclare tout de go : "L'Ambassade du Brésil en France et vos universités vont rendre hommage à Fatumbi au mois de mai. Eh bien, nous aussi, avec le grand conseil de la religion Vodûn et tous ses prêtres, nous ferons une cérémonie d'une semaine pour la tête de Fatumbi, en même temps que vous ". Et, ici comme ailleurs, on me dit que je dois continuer et parfaire le travail de mon "papa" (sic !); ce qui entraîne, logique imparable, une aide matérielle et logistique aux projets de rénovation des temples, de remise en fonction de palais en ruine, et d'autres types de collaboration qui trouvent en moi une oreille plus attentive que celle, atrophiée, de l'apprenti-mécène. Nous projetons donc de filmer les cérémonies pour la tête de Fatumbi (Pierre Verger, le regard retourné, coréalisé avec Pascal Dibie).
Je visite aussi les musées de Ouidah au Bénin, d'Ibadan et d'Ilé Ifé au Nigeria, qui renferment de nombreuses contributions de Pierre Verger en photographies, livres rares retraçant l'histoire de l'esclavage, objets des cultes africains et afro-brésiliens sauvés par Fatumbi, ou glanés par ses soins au Portugal (registres des bateaux négriers, cartes anciennes de la côte et de l'Afrique), en France (gravures de l'époque du commerce triangulaire et de la colonisation ) et au Brésil. L'amour porté par cet homme à l'Afrique est rendu évident par la dédiction scrupuleuse qu'il a mise dans l'illustration de son histoire et des abominations de l'esclavage subi pendant quatre siècles (avec la complicité et pour le plus grand profit de certains potentats locaux). Je profite d'une rencontre avec des responsables du ministère de la culture béninois pour suggérer qu'une plaque commémorant la contribution (énorme) de Fatumbi à la création du musée de Ouidah ne serait pas déplacée. Elle constituerait une trace plus durable que l'hommage officiel rendu par le conseil des ministres lors du décès de Fatumbi. On y pensera...
Une impression désagréable me poursuit pendant mes deux premières semaines de voyage au Bénin : certes, on me dit grand bien de Pierre Verger et on est tout prêt à reconnaître l'importance de son travail, mais j'ai la sensation qu'il est resté, profondément, un étranger. J'imagine la longue solitude de sa quête, je me rappelle son séjour en prison au Nigeria où il avait été, injustement, accusé de trafic d'oeuvres d'arts alors qu'il rapportait de Berlin une copie d'une statue d'Osun destinée à ses amis brésiliens, je me rappelle aussi les "tristes tropiques" de Levi-Strauss et la sensation que le livre m'a laissé d'une imperméabilité totale entre le monde de l'intellectuel soucieux de vérifier ses théories et le monde des Indiens. Artiste-photographe et homme de terrain, Verger avait une approche beaucoup plus sensible que Levi-Strauss, mais il était comme lui un pionnier de la connaissance des mondes non-européens à une époque où la colonisation fleurissait. Le rock'n'roll et les musiques noires n'avaient pas encore secoué et contaminé dès le berceau les petits blancs avec leurs rythmes extatiques. Même si, par provocation, Fatumbi affecta plusieurs fois, en présence des autorités coloniales, de se prosterner devant les "rois nègres" méprisés, pionnier il était et d'absence d'amitié, il pâtissait certainement. Au Bénin et au Nigeria, en tout cas, jamais les dieux ne le firent danser. Même s'il l'avait souhaité, ce dont on peut douter, ce genre de rencontre ne peut être provoqué. Par ailleurs, un bon ethnographe doit, en principe ne pas adhérer à son sujet. On a su, en plusieurs occasions, me le faire remarquer : "il a subi tous les rites d'initiation, pour qu'on puisse lui parler librement, mais il n'est pas arrivé à la danse".
Je me rends à Ishedé où les villageois fêtent le "petit dimanche" d'Ogou, le dieu du fer, morne fête qui se conclue par force libations de sodabi (alcool de palme) apporté en offrande avec une caisse de bière, les photos de Fatumbi et un exemplaire de "Dieux d'Afrique". Une femme y reconnaît sa mère et me propose, en remerciement, une assiette de riz terriblement épicé que nous nous faisons mutuellement manger avec l'unique cuiller d'Ishedé. Le jeu me détend, mais une fois la bouteille de sodabi finie, j'ai hâte de repartir. Pas un souffle de vent ne vient tempérer la chaleur étouffante de la saison sèche et un constat amer s'impose : les fidèles boivent trop et trop vite, le culte d'Ogou se meurt à Ishédé, seuls des vieillards y participent et le jeune prêtre désigné il y a quelques années par un oracle (désignation décrite en détail par Fatumbi dans "Dieux d'Afrique") ne remplit à l'évidence ses fonctions que parce qu'il y est contraint.
Sur la route du retour vers Porto Novo, je m'arrête par acquit de conscience à Sakété. Je sais que Pierre Verger y a beaucoup travaillé et cherche donc le temple de Sango qu'il fréquentait. Le Sangonon (prêtre de Sango) est absent, il participe à une cérémonie dans un autre village. Nous nous y rendons et, quelques fausses pistes écartées, nous le rencontrons. Le fétiche de Sango photographié par Fatumbi est bien celui de son temple et il se reconnaît, jeune homme, à l'arrière-plan d'une photo de cérémonie en l'honneur du dieu. Epuisé par les deux journées de rites dont il était l'officiant, l'homme est choqué par cette résurgence d'un lointain passé, il ne comprend pas comment j'ai pu le retrouver, moi, le "fils" de Fatumbi. Il me confirme que Fatumbi venait très souvent dans son temple et me propose de nous revoir quand il sera reposé. Je pars le lendemain au Nigeria, rendez-vous est donc pris pour mon retour.
Nigeria... les Béninois le redoutent, c'est pour eux le pays des morts et la patrie d'une magie puissante. C'est là qu'est désigné le chef suprême du culte vodun, là aussi qu'il doit prouver son pouvoir, au risque d'être destitué, ou pire encore... Amis européens et béninois m'ont mis en garde contre ses bandits (avec ou sans uniforme), mon chauffeur béninois n'a pas voulu m'y accompagner et moi, qui rêve depuis des années de me rendre dans ce pays, j'exulte. D'emblée, Denis et son réservoir de 130 litres (les stations-service restent parfois une ou deux semaines sans approvisionnement), la fierté ombrageuse des Yorubas, les traces rouillées de l'ancienne prospérité et la beauté des paysages me séduisent.
Reçus dès le lendemain de notre arrivée par le roi d'Osogbo grâce à l'entremise du prince-artiste Seven-Seven (il a exposé dans le monde entier) dont je suis l'hôte, j'apprends que Fatumbi est resté huit ans à Osogbo. "Il faisait partie de la famille", me déclare le roi, "enfant, je l'ai souvent accompagné, il nous offrait des bonbons." Le propriétaire de la maison qu'il louait m'est présenté et nous accompagne au domicile du "secretary" de Fatumbi. Le "secrétaire" (en réalité l'interprète) a travaillé huit ans pour Pierre Verger. Il est "très heureux" (sic) d'apprendre le décès de Fatumbi dont il était sans nouvelle depuis quelques années, encore plus de savoir que Fatumbi a pu publier avant sa mort son oeuvre monumentale sur l'utilisation des plantes et des feuilles dans le culte des Orisas, Ewé, et désolé de savoir que Fatumbi n'a rien écrit sur Ifa (nom yoruba de Fa). Plus tard, il me confiera qu'il croit connaître la raison de ce silence : Fatumbi avait pénétré trop loin dans les secrets d'Ifa et n'avait pas le droit de parler. Le secrétaire me montre la dernière lettre qu'il a reçue de Fatumbi, en 1993 (écrite de l'hôtel des Grandes Ecoles, à Paris), lettre qui était accompagnée d'un mandat de 120 dollars destinés à l'improbable paiement d'un examen de permis de conduire. Avec l'autorisation du secrétaire, j'en emporterai une photocopie. Le secretary m'apprend aussi n'avoir jamais vu Fatumbi une caméra à la main au cours des huit années de son séjour à Osogbo. Il posait des questions, écrivait jusque tard dans la nuit, n'avait pas d'amis...
Pierre Verger savait tenir parole, donc, et conserver les secrets, et s'abstenir de prendre des photographies, et ne pas oublier les personnes qui avaient fait un bout de chemin avec lui.
Dans les jours qui suivent, je rate quelques rencontres, celle de Baba Lola, un des informateurs privilégiés de Fatumbi, et celle du descendant du Dieu Sango, roi de toute l'ethnie yoruba, le roi d'Oyo, parti en voyage, pour qui je laisse un copie de la photo de son père. J'ai quand même le temps de sympathiser avec son grand chambellan et d'admirer son immense palais sans étage où l'on ne marche que pieds nus après avoir été reçu par un nain de cour et un orchestre de tambours.
De retour à Osogbo, je m'arrête devant la maison-sculpture d'Aduni Olorisa, grande initiée et prêtresse du culte d'Osun qui est l'inspiratrice et la première créatrice des temples rénovés et des oeuvres de la forêt sacrée et de ses abords, la demeure d'Osun dont il est question au début de l'article. Aduni signifie "accueillie avec joie"; Olorisa "prêtresse des fidèles des Orisas". C'est son nom d'initiée. Lorsqu'elle se rend en Europe pour une exposition de ses oeuvres, elle utilise le nom qu'elle a reçu à la naissance, un nom autrichien.
Aduni Olorisa est arrivée à Osogbo à peu près à la même époque que Fatumbi, mais les deux Européens suivirent deux trajets fort différents. Mais n'anticipons pas... Un jeune homme garde sa porte. Je demande à voir la dame. N'ayant pas de rendez-vous, il me faut demander audience par un billet. Ne sachant quoi y écrire, je tends au jeune homme un laissez-passer où figure l'en-tête du grand conseil du Vodûn, laissez-passer remis quelques années plus tôt par le Daagbo Hounon. Au bout de quelques minutes, le jeune homme redescend, me fait signe de monter.
L'intérieur de la maison est sombre, truffé du sol au plafond, dans les escaliers, sur les murs et sur les tables, de statues d'Orisas en bois, en métal, en fil de fer, en pierre, en argile. Un décor parfait pour une fantaisie effrayante à la Edgard Poe. En vérité, le lieu est paisible, rafraîchi par une brise légère, lumineux malgré les ténèbres qui y règnent. Au deuxième étage, une porte ouvragée en fer s'ouvre en grinçant : une très vieille dame apparaît, courbée par l'âge. Son oeil gauche ne voit pas, un trait de crayon noir qui part de la naissance des sourcils pour atteindre les pommettes souligne la pâleur parcheminée d'un visage attentif, très attentif, mais pas scrutateur. Je suis tétanisé. Je réalise que cette dame est l'Européenne légendaire, "la" personne qui a été accueillie au sein de la grande tradition yoruba et dont j'entends parler, épisodiquement, depuis une vingtaine d'années par mes maîtres et complices sourciers en cultes archaïques. Incapable de prendre des notes où de sortir mon magnétophone, je réussis cependant à exposer l'objet de ma visite et laisse Aduni Olorisa discourir.
Elle parle, d'abondance. Sa parole est une vague. Aduni ne transmet pas que des mots, elle vibre et fait vibrer. Arrivée au Nigeria pour ses recherches de sculpteur, elle fut tout de suite reconnue par les grands prêtres des Orisas ("par leur cœur"). Ifa la désigna comme remplaçante d'un grand prêtre disparu. Elle fut donc "complètement absorbée par le culte des Orisas" pendant un quart de siècle.
Elle a rencontré Pierre Verger à plusieurs reprises, mais, bien que voisins (ils habitaient à moins d'un kilomètre l'un de l'autre), ils ne se fréquentèrent pratiquement pas. Ce qu'Aduni Olorisa me révèle sur Fatumbi corrobore mes impressions précédentes : un homme "cent pour cent honnête, scrupuleux à l'extrême, qui était venu au Nigeria pour voir et entendre, un chercheur et un scientifique qui a certainement accompli une oeuvre utile". Mais qui était resté à l'extérieur de la tradition Yoruba. "Il était né pour cela, sans doute, pour l'observation. L'épisode malheureux de la prison était peut-être une épreuve nécessaire dans son périple. C'est sans doute à la suite de cet épisode qu'il a trouvé son vrai environnement, sa maison et ses amis, au Brésil." Aduni Olorisa avait rendu visite à Fatumbi lors de son incarcération et, craignant pour sa vie et sa santé, elle s'était employée, avec quelques amis experts d'art africain à démontrer l'inanité des accusations portées contre lui et le faire rapidement libérer.
Aucun jugement négatif dans les paroles d'Aduni Olorisa, au contraire, d'autant que "tout le monde ici comprenait et appréciait son travail". Et comment le blâmer, ajoute-t-elle enfin, de ne pas être "entré" dans le culte des Orisas. "On ne peut rentrer dans ce monde sans être transformé, c'est-à-dire devenir un autre homme. J'ai pu y survivre car je suis une artiste. Ça m'a permis de ne pas me perdre. "
Aduni ajoute cependant une dernière note à notre entretien : "les réalités vivantes présentes dans la tradition des Orisas ont de fortes résonances, maintenant, pour une survie de l'homme, mais selon des chemins totalement inattendus. C'est peut-être dans ce sens que le travail de Pierre Verger est très important et qu'il s'est appliqué à honorer la 'commande' que lui avait passée les Orisas." Je comprends immédiatement qu'elle ne suggère aucun prosélytisme, mais qu'elle parle de la valeur exemplaire de la tradition et de ses émanations.
Aduni m'a ouvert une porte. C'est après l'avoir rencontrée que je me rends à la rivière Osun pour recueillir son eau. Le lendemain nous sommes au Bénin. Une visite impromptue au chef des zangbetos (les gardiens de la nuit) de Porto-Novo avec qui je m'étais lié d'affection lors d'un précédent voyage me conduira à une cérémonie funéraire vodûn dans un temple de Sakpata, le dieu de la terre et de la variole. Le temple est à quelques kilomètres de Porto Novo. J'avais choisi de mener mon voyage sur les traces de Fatumbi à une période de l'année où se déroulent très peu de cérémonies. Ainsi, j'étais certain de la disponibilité des prêtres et fidèles que je désirais rencontrer. Mais cette fête-là est un magnifique cadeau d'adieu. Elle dure deux heures, un orchestre de calebasses recouvertes d'un filet serti de cauris, composé de sept femmes et d'un homme suivis par quelques fidèles et des voisins en assurent le modeste appareil. Les voix montent, se font de plus en plus mélodieuses, une initiée en transe vient danser pour la défunte, le "groove" vaudou fait doucement, mais sûrement monter la tension et la joie des participants. Les mouvements gagnent en énergie et en souplesse. Nous terminons la fête funéraire en une procession lente et fluide qui nous amène d'abord au fétiche de Sakpata qu'à l'instar du prêtre, j'asperge d'eau de mer mélangée à quelques plantes et racines, absorbée à même une bouteille puis pulvérisée sur la petite butte de terre qui contient l'asé (le pouvoir) du dieu. Les vodunsi m'accompagnent ensuite jusqu'à la voiture. On ne me laissera partir qu'après que j'ai exécuté quelques pas de danse-salut. Ce que je fais bien volontiers.
Le lendemain, rendez-vous à Sakété au temple de Sango que fréquentait Pierre Fatumbi. Je suis attendu, le Sangonon a prévu un interprète. L'entretien se déroule face à l'autel sculpté de Sango. Celui qui avait été photographié cinquante ans auparavant, au même endroit, par Fatumbi a été emporté et détruit lors de la campagne anti-superstition du gouvernement communiste déchu en 1989. D'après les fidèles du temple, les membres du comité anti-superstition sont tous tombés malades, morts dans des souffrances atroces ou devenus fous. J'apprends aussi que Fatumbi avait amené ici un ami "blanc" brésilien pour qu'il soit initié en bonne et due forme à Sango. Je m'étonne, car je subodore qu'il s'agit de Balbino, l'ami brésilien de Fatumbi qu'il a aidé à installer un temple de candomblé à Salvador de Bahia. Fatumbi l'avait photographié et, à mon jugement, Balbino est noir. Je demande donc la couleur de sa peau. On me répond : "foncée, presque noire"...
Puis le prêtre présente à Sango les offrandes que j'ai apportées, parle au dieu. Bruissement long et rythmé des cauris sur la calebasse, invocations du dieu, synchronisme fluide des prostrations, une vague de chaleur descend sur moi. Le sangonon tire ensuite un oracle à mon intention, avec des noix de kola. L'oracle est bon, je reviendrai bientôt. Je peux emporter les noix de kola et les partager, là-bas, en Europe, avec ceux qui m'ont aidé à accomplir mon voyage. C'est bien d'accomplissement qu'il s'agit. Merci, Fatumbi.
Version intégrale de l'article publié partiellement dans Géo n° 224, septembre 1997.
Voir aussi la présentation du film Pierre Verger, le regard retourné de Pascal Dibie et Pierre Guicheney, 1997.